Partir acheter des cigarettes

Partir acheter des cigarettes…

Pas envie de bouger, pas envie de travailler, de réfléchir, de réagir. La panne. Le coup de vague à l’âme qui frise la déprime. Même pas l’envie de se secouer, de chercher une solution pour que ça passe. Il faudrait pourtant, dans ces cas-là. On le sait. Il n’y a que ça à faire, se secouer, appeler quelqu’un, inventer n’importe quoi pour s’obliger à sortir de cet état de torpeur qui, insidieusement, finit par paralyser sa victime, la rendre indifférente à tout, tout, événement de l’extérieur comme de l’intérieur.

Oui, mais… voilà, oui mais… Les choses sont déjà trop avancées quand on se dit que cela n’est pas la peine, que rien ne vaut la peine, qu’attendre on ne sait quoi, c’est aussi bien, et moins fatigant, et que, justement, on est si fatigué par cette absence d’envie qu’on n’envisage même pas l’idée de faire un effort. Savoir pourquoi on porte jusqu’à l’écœurement cette lassitude qui n’est même pas du découragement ? A quoi bon ! Il doit y avoir des raisons, sans doute. Les chercher, les analyser ne règlerait pas le problème, si l’on peut parler de problème en l’occurrence. Non, pas vraiment un problème, juste un ennui si profond qu’il semble sans origine et sans fin, soulevé par la même vague que celle qui vous enveloppe et vous écrase de sa tiédeur lourde.

Au milieu de cet ensommeillement, entre deux eaux, entre deux airs, il semble qu’une pensée veuille émerger. Va-t-on la laisser dans les brumes qui ont envahi le cerveau et l’empêchent de se faire mal en se cognant à quelque chose de consistant, d’un peu réel ? Ou bien va-t-on la laisser prendre corps, se rassembler ? Et perturber, en se faisant voie vers la conscience, la léthargie dans laquelle on coule, paisiblement plus que tristement ? Oh ! Si elle veut sortir, qu’elle sorte… Ce serait un tel effort que de l’en empêcher, maintenant qu’elle est prête à naître vraiment…

Oui, une histoire de mariage, de voyage, il y a quelque chose comme ça qui traîne dans sa vie. Une brûlure lui arrache un gémissement et un juron. Le mariage, ça brûle ? Ou le voyage ? Non, juste sa cigarette qui achève de se consumer en atteignant les doigts. Les desserrer. Voilà. Le mégot tombe. La douleur va passer. Comme le reste, le temps, la vie… Et ce bruit cristallin qui accompagne la chute du mégot ? Ah, oui, pas grave, rien n’est grave, l’autre main aussi a desserré ses doigts, c’est tout, et le verre s’est brisé dans sa chute. L’alcool s’est répandu. Et alors ? Il faudrait se lever pour en verser dans un autre verre ? Inutile, l’alcool donnerait peut-être momentanément une énergie que l’on redoute d’avoir. Et qui pousserait à agir, et ce serait trop fatiguant. Se contenter de l’effort d’accepter une pensée ou deux qui naissent, flottent, se dispersent. Ce sera bien assez. C’est le début de l’état de veille… N’allons pas trop vite. On est si bien ainsi…

Cette histoire de mariage qui revient… Une rôtisserie, un traiteur, un grand repas, avec toute la famille, beaucoup d’amis, des pâtisseries partout… Des pâtisseries à nom de voyage, un voyage à nom de pâtisserie… Et aussi une immense pâtisserie à nom de traquenard, de coup monté, avec un couple en noir et blanc collé au sommet avant d’être dégommé au couteau… Les images glissent, se superposent, s’évanouissent, reviennent… Il y aurait donc quelque chose de réel, d’inévitable ? Cela aurait-il déjà eu lieu, ou serait-ce encore à venir ? Laisser les choses se dessiner… Ou s’embrouiller… On sonne à la porte. Oh ! Que de bruit ! Qui insiste ainsi ? Pourquoi se déranger pour de tels malotrus ? Et le téléphone qui s’y met ! Les téléphones ! Ne peut-on être tranquille ? Il faudrait bouger pour couper tout cela… Mais bouger…

Bouger ? Oh ! Ça ou autre chose, maintenant que lui revient la conscience, à coup de sonneries diverses, de bruits d’immeuble, de klaxons, de ville pleine et entière, grise et fourmillante, qu’importe de bouger ou de ne pas bouger ? L’histoire de mariage, de voyage, cela semble bien réel. Ce n’est ni un rêve, ni du passé, ni de l’avenir. C’est maintenant. Les préparatifs sont visibles partout ici. Premiers cadeaux, propositions des agences de voyage… Jusqu’aux essais de menus surréalistes avec viandes à la broche et petits cœurs à la flèche, plateaux de lunes de miel sur boeing à carlingue d’abeille, pièce montée creuse aux alpinistes de plastique encordés… Il faut s’habiller, tout est prévu, minuté, déjà on doit l’attendre, ne pas comprendre pourquoi la porte est restée close. Que signifie cette brèche, cette étrange parenthèse ? Pourquoi ce dégoût vague, cette énorme torpeur, pourquoi cet ensommeillement presque de conte de fée ? Que s’est-il donc passé ?

Il existe des histoires, pas de mariage ou de voyage, des histoires que l’on raconte, vraies ou supposées vraies, d’hommes, oui, toujours des hommes, c’est curieux, qui sortent acheter des cigarettes, des allumettes, et qui disparaissent, pour toujours ou pour des années. C’est dit aussi dans des chansons. Cela pourrait devenir son histoire, après tout, pourquoi pas ? Avoir fini ses études, être titulaire d’un emploi, se laisser entraîner à se marier, accepter, décider, croire que l’on a décidé et se découvrir une rechute de crise d’adolescence, avec ennui, doute, peur du risque et goût du risque tout emmêlés, c’est bizarre, bizarre, mais pas à négliger. Bizarre, cette rechute. Cela ressemble à un réveil, à un éveil, presque. Se marier, se caser, entrer dans une case, comme on se protègerait contre la vie, comme on prendrait une assurance sur l’amour et la sécurité, est-ce un jeu ? Un jeu de rôle grandeur nature, pour les jours de la semaine et les week-end ? Non, l’adolescence peut aussi voir cela comme un affaissement, un abandon, un abandon de soi au monde. Il semble difficile de s’extraire de l’adolescence. Pas vraiment nécessaire, d’ailleurs, quand on y songe.

Laisser un mot sur la table. Comme cela, ils seront au courant, ils ne s’inquièteront pas, ceux qui sont déjà prêts, futur conjoint et famille qui se dit déjà belle famille. Ils ne vont pas comprendre, mais ils ne vont pas s’inquiéter. C’est mieux pour eux de ne pas s’inquiéter. D’ailleurs, pourquoi s’inquiéter ? On ne cherche pas les personnes majeures quand il n’y a pas de raisons de s’inquiéter. Est-ce une raison pour s’inquiéter, un retour d’adolescence ? Et qui saurait qu’il y avait un retour d’adolescence ? Ou plus grave, peut-être ? Peur aiguë, soudain, d’entrer dans une case, d’entrer dans un modèle de vie, encore un, après les études et les débuts dans la « vie active », marcher sur le chemin tracé du bon citoyen, peur panique, envahissante ? Adolescence ? Ou plus grave ?

Bien. Laisser un mot sur la table.
Ensuite n’emporter qu’un tout petit sac à dos, celui de l’appareil photo par exemple, mais avec carte bleue, monnaie, papiers divers, il va bien falloir s’occuper de tout ça, on verra plus tard, pas besoin de plus pour aller acheter des cigarettes ? Non, ça doit suffire… pour quelques années…

Et filer dans le quartier près du port où se trouvent tous les marchands de tout, denrées plus où moins exotiques dans des boutiques étroites et odorantes ou sur des étals mangeant les trottoirs. Là, s’installer à l’ombre fraîche et commander, comme lorsque sa nounou l’emmenait en virée secrète, des lunes de miel pour tout un mariage… Les laisser fondre sur la langue, avec volupté, jusqu’à l’oubli, l’oubli de l’ennui, de la peur, les laisser fondre sur la langue, se fondre dans cette volupté, comme dans les bras de la nounou. En faire une orgie à ne pouvoir bouger, à ne plus pouvoir entrer dans une case…

Ah, oui, c’est vrai, avant, tout de suite, le mot sur la table : « Je pars acheter des cigarettes… »

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