Fragment de la « Petite histoire de ion/ion »
Petite histoire de ion/ion, extraite de mes archives, archives bien anciennes puisqu’encore manuscrites, fort dispersées mais contenant bien d’autres déconnographies du genre, et retrouvées récemment dans un éphémère moment de tri approfondi.
La fin de l’année scolaire approchait et ion/ion craignait fort d’annoncer un redoublement à peu près inévitable. Le pauvre avait bien des excuses. Dans le couple Zinc/Effeudeplus tout n’allait pas très bien. Zinc, de moins en moins sérieux, déjà fort attiré par la boisson, se laissait aller de façon parfois insupportable. Et Effeudeplus ne supportait pas. Le petit ion/ion, inquiet de ne savoir à quel pôle s’accrocher, manquait de concentration à l’école. Lorsqu’il montrait ses faibles résultats à la maison, la réaction, parfois lente, parfois rapide, se faisait toujours dans le même sens: le pauvre ion/ion, réduit au silence, laissait passer un double courant de cris, parfois de coups, et cherchait à retrouver son équilibre.
Platine, la maîtresse, aimait bien ion/ion et comprenait sa baisse de concentration sans toutefois pouvoir l’accepter (elle voulait au moins garder constant le niveau de sa classe). Elle avait demandé à Casséel, garçon serviable, doué, nouant facilement des relations avec ses condisciples, d’aider un peu ion/ion. Mais cela ne servait pas à grand chose. Casséel ne pouvait pas se dédoubler chaque soir, et Platine, ayant trop d’élèves à problèmes chaque année, ne pouvait se laisser entamer par chacun, fût-ce par un petit ion/ion vulnérable dont les parents visiblement refusaient la charge.
Le meilleur de la journée, pour lui, c’étaient les moments avec ceux de l’école, les copains, les vrais, les potes, Auciel (un drôle de nom : à cause d’une telle consonance, la moitié de la classe était contre lui, l’autre avec), Normal Dupont, pas toujours très fûté, mais qui savait toujours où il en était; cette stabilité rassurait ion/ion. Il y avait aussi Solubile, Jonction et Saline. Elles étaient toujours très gentilles avec lui mais ion/ion avait moins de rapports avec elles. Pour se faire traiter d’amoureux par toute la classe, merci ! Il avait déjà assez d’ennuis !
En dehors de l’école, dans le même secteur, en face de la pile du vieux pont, il avait sa tante Electrode, qui l’accueillait bien volontiers lorsque par ailleurs on le rejetait, et ses cousines, Anode et Cathode. Sans elles, la vie aurait été vraiment dure. Il était parfois retenu à dîner chez elles, autour d’une grande soupière de bouillon bien assaisonné. Le bonheur ! Il racontait tout ce qu’il avait sur le coeur, les mots couraient, allaient, venaient, de lui vers l’une ou l’autre et retour. On peut dire que le courant passait
Beaucoup plus loin, à des centaines de kilomètres, vivaient ses grands parents, Impédance, sa grand-mère, qui ne parvenait pas à se défaire d’une grande résistance à accepter les situations familiales non conformes, et son grand-père Calomel. Ion/ion aimait beaucoup Calomel, l’odeur de sa pipe, les bandes dessinées de Bison fûté cachées dans son bureau à son intention. Il aimait surtout son grand calme.
Certes, ion/ion percevait déjà plus ou moins que Calomel n’était pas quelqu’un de très engagé, mais au moins, il était stable. On n’imaginait pas qu’il pût changer, que son calme pût s’altérer. Dans le monde perturbé et incertain de ion/ion (monde aussi de nombre de ses copains, qui, comme lui trop petits pour exprimer une volonté propre, subissaient la vie des autres, choc après choc, insensiblement entraînés par un courant qu’ils ne sentaient même pas, et qui n’était pas le meilleur pour eux), dans ce monde-là, trouver une référence comme Calomel était une chance. Le côté enfantin et provincial de Calomel faisait qu’il était très flatté d’être pris comme référence, son côté honnête faisait qu’il reconnaissait parfaitement tenir lui-même à ses références, sans avoir jamais éprouvé le besoin de les mettre en question. Hélas, Calomel vivait loin. Ion/ion ne le voyait que pendant les vacances.
Pendant le reste de l’année la vie quotidienne semblait tourner sans cesse autour de mille enjeux plus ou moins vagues. En classe, les notes, en récréation, les jeux, à la maison, les perpétuelles discussions des parents. C’était fatigant. Perdre ou gagner, toujours perdre ou gagner, pour tous, cela semblait très important. Perdre ou gagner, cela avait un sens, pour peu que l’on connaisse l’enjeu, mais ce n’était pas toujours évident de le connaître, cet enjeu…
Ion/ion et ses copains, bien souvent, ne savaient pas ce qu’ils pouvaient perdre ou gagner. On leur disait : « dans la vie, il faut gagner ! » Mais gagner quoi ? Electron, l’étudiant qui les surveillait à la cantine, tournant partout, passant d’une table à l’autre, vif, agité presque, mais gentil avec tous, leur avait dit un jour que Monsieur Proton, le directeur, avait beaucoup changé quand il avait perdu l’ouïe, à cause d’il ne savait quelle maladie. Perdre l’ouïe cela signifiait ne plus pouvoir entendre, avait expliqué Electron. Ion/ion et ses copains s’étaient bien demandé si perdre le non signifiait ne plus parler ? La courte expérience de ion/ion concordait avec une telle hypothèse. Chaque fois qu’il avait à entendre, il lui fallait dire oui, et lorsqu’il voulait parler c’était si souvent pour dire non…ou s’entendre dire non…
En tout cas perdre quelque chose qui vous appartient, même si c’est le mot qui permet d’entendre, si ce mot vous appartient, cela change un homme, et pas de façon agréable. Monsieur Proton était devenu tout maigre, et corrosif avec les maîtres et les surveillants; corrosif cela veut dire faire des réflexions acides, ne pas être gentil, avait encore expliqué Electron.
Alors si Madame Base, la petite dame toute grosse, concierge de l’école, était si gentille avec eux-tous, c’était peut-être parce qu’elle récupérait tout ce qu’elle rencontrait ? Elle le rendait d’ailleurs volontiers si on le lui réclamait. Mais toujours sous certaines conditions, juste pour se faire un peu prier. Elle était gentille et pourtant elle aussi était malade quelquefois. Elle accaparait toujours Electron, ou des mères d’élèves, pour se plaindre de ses sautes de PH qui la fatiguaient beaucoup. Alors c’était sans doute de ramasser toutes ces choses qui traînaient qui la rendait gentille. Perdre, c’était comme M. Proton, gagner, c’était comme elle…
Ce n’était pas bien clair… D’autant que dans le quartier, il y avait des concierges salement caustiques ! Pas vraiment gentilles ! Comment s’y retrouver ? Et puis le directeur était riche, et pas la concierge. Du moins pour ce que leurs vêtements en laissaient croire. Et on leur disait aussi que toujours gagner finissait par rendre lourd, qu’il fallait savoir échanger. Echanger quoi ? Un peu du dodu de Madame Base contre un peu de l’aigreur de Monsieur Proton ? Ion/ion avait soufflé cela à ses copains, un jour en classe. Ils avaient pouffé de rire et bien sûr avaient été séparés pour la matinée, les uns d’un côté, les autres de l’autre, pour qu’ils cessent de communiquer, pour éviter toute propagation aux autres de bêtises de la sorte.
Enfin, bref, l’avenir s’annonçait bien incertain pour ion/ion, et sombre, dans un monde où tous avaient peur de tous et n’osaient s’approcher les uns des autres. Ion/ion se voyait mal passer sa vie ballotté d’un lieu à l’autre sans avis à donner, mais il n’imaginait pas non plus comment les choses pouvaient en aller autrement. Il s’efforçait donc d’aborder chaque instant le plus simplement possible, sans arrière ni avant pensée.
Peut-être saurons-nous un jour ce qu’il est devenu ? Si vous l’avez rencontré je serai ravie d’avoir de ses nouvelles…