Je ne suis jamais née. Je crois vivre depuis toujours. Depuis les grands bouleversements des continents. Mais j’existe de façon différente selon les ères, les millénaires, les siècles. A une époque encore récente, il y a de cela maintenant plus de huit cents ans j’étais une belle pierre d’Aquitaine. Un énorme morceau de roche retenant dans ses ocres pâles les lumières si variables du tendre soleil des bords de fleuve. Je recevais les pluies qui s’infiltraient comme elles pouvaient et pénétraient le sol. Le monde était peuplé, déjà. Je supportais les pas des animaux et ceux des hommes sans déplaisir, comme toute pierre patiente et muette. Il y eut un jour où arrivèrent des charrettes tirées par des bœufs, eux-mêmes conduits par une équipe bruyante d’ouvriers armés de coins et de scies, de mailloches et de cordes. De moi, l’énorme pan de roche, fendu, frappé, éclaté, furent extraites, et chargées sur les charrettes, de nombreuses sœurs brutes, aux abords rugueux et irréguliers. Leur destination fut peut-être identique à la mienne. Peut-être non. Certaines ont empierré les routes, sans doute, d’autres se sont entassées en murs de châteaux ou de maisons nobles.
Pour ma part, au terme d’une longue route cahoteuse m’arrachant encore des éclats, écrasant mes aspérités contre les ridelles de la charrette ou contre les autres pierres voyageant avec moi, je fus soulevée par des pièces de bois glissées de telle sorte que, placée en porte-à-faux, je n’opposais aucune résistance lorsqu’on me fit basculer sur un plateau de grosses planches, l’établi en plein air d’un tailleur de pierre.
Au cours des phases successives de son travail je perdis de grandes quantités de matière, mon cœur craignant de plus en plus d’être mis à nu, d’apparaître en pleine lumière. Mais j’appris beaucoup des longues heures passée seule au milieu de ce chantier bruyant où chacun de tous ces hommes semblait sans cesse requis pour aider ses compagnons, et où les périodes de silence succédaient aux discussions plus ou moins âpres ou amicales. Il m’apparut que l’homme chargé de me donner l’apparence globalement choisie par un maître d’ouvrage était ce qu’ils appelaient un pécheur. Il devait en s’occupant de moi, et d’autres, de nombreuses autres roches brutes à façonner, expier ses fautes, dont il ne révéla pas alors la nature.
Que sont les fautes des hommes, ces êtres fragiles et éphémères qui ont à peine le temps d’apprendre que déjà ils disparaissent? Et que déjà ils se fondent dans l’humus qui les recueille, lorsque leurs congénères s’assemblent pour les déposer dans le trou qu’ils creusent pour leurs morts? Après leur bref passage, une mémoire peut-elle subsister de ce qu’ils sont, de ce qu’ils ont vu, appris? Ils s’agitent, fabriquent, détruisent et construisent, semblent persuadés au plus haut point de l’importance de leurs agissements, et, un jour, rejoignent l’ombre et la poussière, se fondent en immobilité, remplacés par leurs enfants irréfléchis et joyeux.
Pour la si vieille pierre que je suis c’est un spectacle inépuisable, quoique souvent privé de sens. Je n’ai pas besoin de connaître le sens que les hommes donnent à leur vie et à leurs actes. Je ne saurais le comprendre, pas plus qu’ils ne peuvent approcher en profondeur les sensations de ma vie immobile et quasi éternelle. La gravité de mes regards sur eux ne les interrompt pas dans leurs tourbillons futiles. Et si l’un ou l’autre s’arrête parfois, vaguement interrogateur devant mon demi sourire, se demandant quelle est la part de l’ironie et celle de la tendresse, n’ayant pas la patience d’attendre une réponse, il repart bredouille, vite consolé par la rencontre d’un congénère et oubliant à l’instant sa question et sa légère déconvenue.
Je fus, sortant des œuvres de ce pécheur, déclarée recevable pour orner la façade principale d’une petite église romane érigée sur un piton boisé, entre château et village. Amincie, taillée, sculptée au burin et à la râpe, je fus coincée entre d’autres pierres, dans un savant assemblage qui devait permettre au tympan travaillé en arc de cercle de défier le temps et ses épreuves, et de perdurer bien après ces générations de laborieux constructeurs.
Isolée de la foule, en dehors des grandes fêtes religieuses conduisant vers moi des processions chantantes, je commençais là une nouvelle étape de ma vie contemplative, regardant le renouveau des feuilles puis leur chute avec le retour des saisons, les oiseaux couvant leurs nichées, les cochons venant se goinfrer des glands tombés des vieux chênes, les vieilles femmes rassembler leurs fagots avant d’en surcharger leur dos déjà ployé.
Il semblait, à entendre discuter le curé et son bedeau, que l’homme avait expié ses péchés en me donnant les traits de sa belle. J’avais bonne apparence, cela m’était souvent confirmé, soit par leurs regards, qui ne m’étaient pas agréables tant ils semblaient chercher derrière moi les joues fraîches et les yeux vifs qui m’avaient servi de modèle, soit par les jeunes gens qui venaient parfois commenter l’arrangement de mes tresses de pierre, l’ovale de mon visage et la hauteur de mon front. Ceux-là me plaisaient, gais et gentils, plaisantant entre eux et m’adressant parfois la parole. Ils levaient même la main jusqu’à moi pour caresser mon petit nez et disaient que cela leur porterait chance. Cela devait être vrai car ils revenaient en entraînant leurs voisins et leurs cousins.
Pourtant ils ignoraient mon secret, le secret que m’avait confié l’homme pécheur avant de m’installer lui-même parmi les autres sur le mortier de scellement, à ma place d’observatrice. Secret dont je ne connais qu’une partie, l’autre, celle qu’il a gravée à l’arrière de mon cou, destinée à être dissimulée pour toujours dans l’appareillage du cintre, ne m’étant de toute façon pas compréhensible.
Et le temps a passé, comme il passe sur les pierres. Marquant peu à peu son empreinte, sans que les générations des hommes y soient sensibles parce que leur vie n’est pas à l’échelle de la mienne, de celle des pierres à flancs de montagnes ou de collines, ou des pierres transformées, travaillées par leurs mains affairées, et qui demeurent alors qu’eux ne sont plus.
Les jeunes gens ont continué longtemps leurs promenades les conduisant à l’ombre des murs épais de l’église et des frondaisons des chênes. Ils riaient, frôlaient mon nez, échangeaient des baisers, et redescendaient vers le village en se tenant par la taille. Leurs enfants après eux, et leurs petits-enfants ont agi de même. Et mon nez peu à peu s’est usé, sous leurs doigts et les griffes légères des passereaux venus picorer mon calcaire. Les reliefs de mon visage se sont atténués, des lichens se sont installés dans les circonvolutions de mes tresses. J’ai gardé mon secret. Ils ne savaient pas m’interroger comme il aurait fallu. Ils étaient insouciants. Et je ne savais pas comment leur donner des indices. Je ne pouvais pas non plus trahir l’homme pécheur qui avait cru trouver ainsi le pardon pour ses fautes. Ils sont morts, tous, depuis des siècles. Et moi je n’ai pas changé de place, pas plus que mon secret.
Le monde a beaucoup changé autour de moi pendant le dernier siècle. Les jeunes gens qui viennent maintenant discuter près de l’église arrivent montés sur des engins bruyants et malodorants. Il semble que leurs jambes ne les portent plus aussi bien que celles de leurs aïeux tant ils ont de réticences à les utiliser. Les chênes ont été coupés, parce que trop vieux et menaçant de tomber. Il a été décidé de hâter leur fin pour éviter tout risque de blessure à la foule qui circule maintenant quotidiennement dans les rues illuminées qui m’entourent.
Les hommes ne savent plus attendre la mort des arbres. Ils ont peur de la chute des branches. Ils rédigent des règlements pour s’en protéger. Mais eux-même s’inventent des modalités de souffrance bien supérieures. Et pas aléatoires. Certaines. Souffrances de masse. Ils se brutalisent entre eux, s’enferment, se font exploser eux-mêmes, ou les uns les autres, avec la poudre qu’ils utilisent pour nous rompre lorsqu’ils ne peuvent attaquer, entamer, avec les mâchoires de leurs machines, nos falaises, nos parois dont la hauteur et l’âge leur apparaissent comme un défi. Ils déclenchent des réactions en chaîne qui rayent du monde des populations entières d’humains, et détruisent à petit feu ceux qui survivent à ces catastrophes. Ils étudient, ils observent, ils poursuivent leur oeuvre. Ils en sont fiers. Et ils ont peur de la chute des branches. Qu’ils sont donc étranges, ces êtres éphémères…
Au milieu de tout cela, il en est qui se soucient de la conservation et de l’esthétique des bâtiments qu’ils appellent leur patrimoine, national ou mondial. J’en fais partie, ont-ils décrété. Avec l’ensemble de la petite église. Submergée par leurs vagues d’urbanisation, elle bénéficie à peine, entre leurs immeubles, d’un étroit périmètre laissant le soleil réchauffer parfois la voûte de sa sévère et douce abside ronde.
Avec toutes ces fumées d’engins autour de moi, j’étais devenue si grise que j’ai dû subir, comme l’ensemble de l’ancien refuge pour les voleurs et la prière, des opérations longues et fastidieuses de restauration, ravalement de façade, disent certains. Des personnages qui ont l’air d’être très importants, et très ennuyés, viennent périodiquement contrôler le résultat des travaux que d’autres ont effectués sous leurs ordres. Ils semblent à peu près satisfaits et disent que l’on ne peut mieux faire sans détériorer autre chose.
Cela me convient. J’ai retrouvé ma douce couleur ocre doré de la pierre d’Aquitaine et malgré mon nez passablement effacé et mes yeux picorés par les oiseaux me donnant la belle sagesse du regard intérieur, on vient parfois de loin pour me dessiner ou me prendre en photo, me voir simplement et raconter des histoires à mon sujet. Elles sont rarement vraies, mais ils ne le savent pas. Ils ne croient plus que frôler mon nez leur portera bonheur. Ils n’imaginent même pas que je garde encore mon secret. Que je puisse même en receler un. Cela vaut mieux pour l’église et pour moi.
Car les hommes de maintenant, pas tous, bien sûr, mais la plupart, n’ont guère de respect pour les choses d’avant. Ils les aiment pour les consommer et s’en défaire au plus vite. Ils craignent tant la mort, que de détruire ce qui les entoure leur donne peut-être l’illusion d’avoir un pouvoir sur elle? Qu’importe! Ils auront disparu, ceux-là aussi, que j’aurai encore mon secret scellé en moi. J’attends, sans hâte, avec la patience des pierres qui ont tant vu et entendu.
J’attends qu’un jeune homme ou une jeune fille vienne à pied me regarder et me sourire, caresser ce qui reste de mon nez, écouter la réponse que je peux faire si on sait lire sur mes rides de pierres ce que l’homme pécheur a voulu transmettre en le cachant. Alors, peut-être ferai-je comprendre à ce jeune homme charmant et droit, à cette jeune fille rêveuse et attentive, que j’ai en moi un mouchoir blanc plié sur les cheveux d’une belle dont les traits se sont effacés bien avant les miens.
Et sous le mouchoir, s’il existe encore avec ses cheveux enclos, les pièces d’or dérobées au marchand attaqué après une foire, laissé pour mort dans un fossé. La faute était lourde à porter, et cet or sans doute trop entaché pour s’établir grâce à lui en ménage. Peut-être la belle à qui l’on voulait l’offrir n’en a-t-elle pas voulu? Ou bien c’est de l’homme qu’elle n’a pas voulu? Ou bien elle est morte avant que l’homme ait expié?
L’or est en moi, secret, lavé par le temps et les prières des hommes. Mieux vaut sans doute qu’il y reste, tant la convoitise qu’il inspire rend les hommes méchants…