La mort de l’écrevisse

Les vélos sont accotés au talus, dissimulés par le bosquet qui surplombe la petite route descendant vers le ruisseau. Ruisseau quand la saison est sèche, rivière si les pluies sont généreuses. L’eau murmure et chuinte aux barrages moussus des racines retenant divers débris, aux creux boueux des berges et sur les pierres qui servent de gué aux pêcheurs. Quand un nuage perd de la vitesse et taille une brèche dans la cape nocturne, la lune balaie le groupe silencieux, affairé sous les saules trapus. Ils sont cinq, deux frères de chez Fauret, la fille du moulin, le cadet du garde-champêtre et son cousin. C’est beaucoup, cinq, pour garder un secret. Mais ils se connaissent depuis toujours et n’en sont pas à leur première entreprise. Si tout se passe bien ils auront demain le peu d’argent qui manque encore à leur nouvel ami, caché dans un grenier, pour aller rejoindre sa mère en zone libre.

En étouffant des exclamations de dégoût, ils sortent d’un sac quelques rognures de viande avariée et les partagent entre les trois nasses qu’ils ont cachées deux jours plus tôt dans les broussailles. Reste à s’accorder sur l’endroit où disposer ces nasses et attendre que les écrevisses viennent gentiment les remplir. Une vingtaine par nasse, ce serait parfait. Ils espèrent que rien ni personne ne viendra troubler cette belle nuit nuageuse. Ils ont quinze et seize ans, quatorze pour le cousin, sont heureux de l’escapade, conscients du danger mais certains d’avoir pris tant de précautions que seul un bien méchant hasard pourrait contrecarrer leurs plans.

Le vent, là-haut, laisse de plus en plus souvent libre passage aux rayons de lune. Il faut s’accroupir au pied des saules, s’immobiliser, se fondre dans les troncs noueux. Le jeu de cartes reste au fond d’une poche, trop périlleux de se distraire. Une chouette hulule, chassant pour ses petits. Les feuilles des peupliers bruissent par vague. Une grosse automobile s’annonce, pleins phares sur la petite route. Leurs cœurs battent la chamade. La tête aux genoux, tassés, aussi immobiles que des pierres, ils voient passer et disparaître le véhicule inquiétant et se demandent du regard où il peut bien aller.

Le ruisseau, serein, n’a pas interrompu son petit chant de nuit. Cela les apaise. Un moment plus tard, l’un deux se lève doucement et s’en va vérifier l’état de la pêche. On n’attendra pas d’avoir les vingt partout, il s’en faut d’une bonne moitié. Un peu de patience encore malgré l’angoisse qui s’est insinuée avec cette troublante voiture. Ils se sourient pour se redonner du courage, sentant que leur assurance du départ s’est amenuisée, a flanché. La veille reprend, silencieuse, emplie des mille vies animales et végétales qui les entourent et dont ils connaissent depuis leur petite enfance les plus infimes soupirs, les trottinements, les traces et les caresses.

Soudain, du plus gros des saules au pied desquels ils sont blottis, s’élève dans une agitation désordonnée un vol de passereaux dérangés dans leur sommeil. Une fouine ? Non, hélas ! Une bicyclette freine sans ménagement et une voix appelle, sourde et coléreuse. Muets, aux aguets, ils espèrent encore échapper à l’œil inquisiteur qui fouille les abords du ruisseau. Ce serait compter sans la lune… Elle joue deux ou trois secondes à percer les nuages, assez pour les dévoiler au visage furieux qu’ils reconnaissent à l’instant. Ils font bloc. Les choses se gâtent…

C’est ici que je te trouve, toi ! Et avec ton cousin ! Rentrez à la maison, on s’expliquera demain ! Vous deux, si vous voulez que les choses en restent là, oubliez tout, sans quoi vos parents auront de mes nouvelles. Toi, la drôlesse, tu repars avec moi, j’ai idée que ton grenier n’est pas aussi vide que ta mère s’en plaint.
N’y va pas, jette le cousin, je sais ce que l’oncle fait aux filles. Je l’ai vu dans la grange, avec l’Eliette, elle se débattait mais il était plus fort. Ils l’ont chassée, après, disant que c’était une voleuse !
Oh, toi, le morveux, mêle-toi de ce qui te regarde, pas de ce que tu ne comprends pas, tu veux ?
N’y va pas, je t’assure que l’oncle est comme ça, t’auras personne pour te défendre !
Mais te tairas-tu ? Tu ne sais pas de quoi de quoi tu parles !

L’homme tenait fermement la jeune fille par les poignets, menaçant son neveu sans pouvoir lui allonger la gifle qui l’aurait au moins muselé devant les autres. La lune les éclaira à nouveau un bref instant, le temps pour le garde-champêtre de croiser le regard atterré de son fils.

C’était vous, pour Eliette ? C’était bien vous ?  Ils le disaient, les autres, et je ne croyais pas !
Ce que disent les autres, c’est de la calomnie de jaloux, parce que j’ai un uniforme et pas eux. Et l’Eliette, c’était une traînée et une voleuse. T’as pas besoin d’écouter ton cousin qui ment comme y respire ! Tu rentres et tu la fermes !
Si la voiture repasse, on dira que c’est vous qui braconnez tous les soirs, intervint l’aîné des frères. Il s’en dit des choses sur vous, au village, ça ne peut pas être tout des calomnies… Votre uniforme, c’est bien arrangeant, non ?
Et insolent, avec ça ! Tu vas voir, toi ! Et tes parents avec !

Des garçons de quinze ou seize ans, ça ne sent pas sa force. Les deux frères, par les épaules et le cou, par les bras, se saisirent de l’homme, qui, déchaîné mais sans un mot, les bourra de coups de pieds, tenta de les mordre, se démena tant et si bien que la fille, libérée, et le neveu vinrent à la rescousse. Seul le fils, paralysé, bouleversé, regardait le combat silencieux sans y prendre part. Le foulard de la fille servit de bâillon par-dessus la poignée d’herbes fourrée entre les mâchoires furieuses. Le neveu s’en fut relever les nasses dont les attaches ligotèrent pieds et mains du garde-champêtre. Que faire ensuite ?
Dans les sacoches de sa bicyclette, une corde, une lampe, un paquet de beurre, tiens donc… On tira l’homme vers le ruisseau, on l’attacha avec sa corde, assis dans l’eau, à une grosse racine, on lui banda les yeux de son mouchoir, on s’éloigna pour réfléchir, il fallait statuer… Et vite… Plus qu’une heure et le jour serait là !
D’abord recueillir les écrevisses. Elles étaient venues en nombre et se repaissaient du restant des appâts. Elles valaient l’argent qui manquait. Les bestioles rassemblées, grouillantes, agitaient leurs pinces dans les deux seaux apportés à cet effet. Restait à trouver la solution pour ne pas être inquiétés par le bonhomme provisoirement hors d’état de nuire, qui n’en demeurait pas moins, les fesses au frais, le père de leur copain figé de peine et de dégoût. Les choses se compliquaient. Chacun devait faire une proposition, on voterait ensuite. Ils avaient tous en tête les horreurs de ce temps de guerre qui se racontaient à voix basse. On ne pouvait en arriver là, pas avec le père d’un ami, qu’on connaissait depuis toujours, même si…
Ce fut la proposition de la fille qui l’emporta, à l’unanimité. Il fallait retarder le moment où l’on s’apercevrait que le garde-champêtre ne revenait pas, et quand on finirait par le trouver, il ne devait pas parler.
Laissant son fils prostré, ignorant de la décision et des modalités d’exécution, on porta l’homme jusqu’à un coude du ruisseau où la végétation enchevêtrée le masquerait aux regards. On l’assit sur un tapis de mousse, on le rattacha solidement à un arbre, on remplaça la touffe d’herbe par une petite écrevisse bien remuante, on replaça soigneusement le bâillon, on expliqua qu’on avait besoin de deux bons jours de tranquillité, qu’ensuite on pourvoirait à sa nourriture, voire à son retour. Qu’il devait être patient, cela lui donnait le temps de réfléchir à sa conduite avec les jeunes filles, entre autres…

Lorsque deux jours plus tard, les deux frères du Fauret, la fille du moulin et le neveu vinrent le libérer, l’écrevisse était morte, étouffée et écrasée, la pauvre, mais après avoir si bien entamé la langue que l’homme était devenu fou, et muet.

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