Par delà par dedans femme écorce

Des arbres.
Des arbres avant la guerre, des arbres pendant la guerre, et après encore. Les racines enfoncées loin dans le sol. Arbres nés là, grandis là, demeurés là. Qui n’ont jamais changé de lieu. Le pied d’un arbre ne peut marcher, bouger. C’est ce qu’il y a autour qui bouge et qui change. Des arbres.  Des arbres qui poussent droit. D’autres dont les branches se tordent comme on souffre.  Des arbres qu’on ne songe pas à couper. Pas  des arbres de rapport, des arbres de bois, de forêt, l’écorce attaquée par le froid et les bêtes. Arbres témoins parfois.

Ils sont là. Ils demeurent. Témoins. Témoins aux mille voix, mais immobiles, et que personne n’écoute. Ils croissent lentement. Ils meurent. Mais avant, pendant le long temps, long temps de leur vie, ils voient, entendent. Et lorsqu’ils ne sont plus, lorsqu’ils retournent à la terre, humus nourricier des graines qu’ils ont semées, ils ont déjà caché profond ce qu’ils ont vu et entendu. Les plantules s’en nourriront, cela viendra au jour, un jour, avec les branches et les feuilles, si cela se peut lire ainsi écrit. Et si quelqu’un veut lire.

Dans l’immédiat après guerre, dans cette province des racines de mes géniteurs, devenues mes racines,  je suis née sur une frange de l’ancienne ligne de démarcation entre zone libre et zone occupée, au milieu des hurlements silencieux de tous ces morts qui, avec ou sans sépulture, allaient nourrir la terre qui, elle-même, nourrirait les survivants, hommes et arbres, et les nouveaux arrivants, moi, nous, les autres.

Mes premiers pleurs d’envie de vivre ont déchiré les ténèbres d’un petit matin  d’automne, un début de novembre me faisant basculer, nouveau-né fille et rageur, dans toutes les tourmentes que m’apporteraient, années après années, les retours violents des saisons.

Un estuaire immense, ses vents, ses tourbillons, ses cornes de brume, et parfois ses belles lumières roses, ont fasciné mes yeux d’enfant. Enfant qui revenait toujours pour les vacances vers les bleus crépuscules des collines et des bois qu’avaient vus, peut-être sans les voir, des générations et des générations de ses ancêtres. Et maintenant, après des dizaines d’années ailleurs, c’est un autre fleuve qui m’offre les gris et les ors de ses vignes, les rouges de ses couchants, les débordements de ses crues et les multiples débris qu’il charrie parfois, saisi d’orages et de tempêtes, hérissant ses vagues courtes et hargneuses de branches cassées, troncs d’arbres déracinés, planches aux clous rouillés arrachées aux palissades, bouteilles, bidons d’huile, vieux paniers volés par le flot aux tas d’ordures déposés sur les berges.

L’automne, lorsque je suis née, frémissait à l’approche des grandes marées des équinoxes. L’estuaire enflait. Il m’attendait pour m’entraîner avec tous les autres petits êtres, gouttes d’eau vagissantes, vers le temps et la mer, la vie et ce curieux voyage qui n’est jamais le nôtre, le dernier, que l’on craint et attend. La guerre était finie, les arbres laissaient leur sève redescendre, l’on cherchait des témoins, ou l’on faisait semblant. Les morts ne pouvaient pas parler, les vivants se taisaient, la stupeur étreignait l’air et les décombres, et la vie jaillissait, jetant des flots de nouveau-nés dans les bouleversements des pays dévastés, laissant peser sur eux la charge de combler tous les vides.

Dans quelle hébétude avançaient les parents de tous ces enfants-là, quand basculait vers les larmes le moindre essai de rire, entre les arbres et la ville, blessés au plus profond ? Quelle habitude, quel instinct, leur faisait accomplir les gestes, pour la nourriture encore difficile, pour le lien social perverti de peur, de haine, de sentiments mauvais ? Comment venait le lourd sommeil pour réparer les corps et faire croire à l’oubli ?

Je suis née. Avant moi, un frère. Après moi, d’autres, beaucoup, rameaux après rameaux, et assoiffés de sève. En quelques années nous fûmes dix à bruire pour cacher le silence. Dix à épuiser les adultes, mère et autres, à permettre que la pensée, exsangue, s’enfuie, comme s’enfuyait notre père, chaque semaine, pour gagner notre pain, dix pour permettre que la parole reste en surface, que la paix prenne le visage et la force d’un tourbillon de désordre.

Dix à hurler dans les disputes pour conquérir une illusion de territoire dans la maison ou le coeur des parents. Guerre interne, sans nom, sans frontière, dont les flux et reflux envahissent toutes les familles sans doute, dans l’exubérance d’un irréfrénable polymorphisme.

Mes anniversaires, signaux de hasard qui rythment un passé proche et celui qu’il recouvre,  ne sont que des calmes d’avant la tempête. Je ne prends pas les arbres en otage, ne les entaille pas pour y marquer les ans et les orages. Je ne sais pas comment laisser glisser les choses pour qu’elles ne me cognent pas. C’est ça la vie, sans doute. J’apprends, j’apprends encore,  j’apprends toujours…

Combien d’anniversaires encore avant de me fondre dans ma peau d’avant, dans la rude tiédeur de l’écorce, ma peau d’arbre, combien de mois, d’années que signe ce jour sans importance, ponctuation vaine d’un temps aboli par la mémoire? Étape floue d’une pérégrination anxieuse vers un port qui disparaît toujours, happé par les lointains, entre les gris mêlés de l’horizon?

Je ne suis pas quelqu’un de lisse. Ne l’ai jamais été. J’ai des aspérités partout auxquelles s’accrochent petits et grands bonheurs, petits et grands malheurs. Et le vent me secoue.

Avant, avant ma vie de maintenant, j’ai vu et entendu. Vu et entendu. Et je ne sais plus rien. C’était avant ma naissance, ma naissance d’humaine. Avant qu’un homme et une femme, dans des bâtiments encore debout, mairie, église, selon les coutumes civiles et religieuses auxquelles, peut-être, ils se raccrochaient bien qu’à cérémonies réduites, ne déclarent publiquement qu’ils voulaient être rapprochés, joints, unis, pour vivre ensemble dans ce monde pantelant, jonché de ruines et de morts, hanté de disparus. Vivre mariés, et poser dans ce monde-là, années après années, beaucoup de descendants, petits rectangles posés sur une même horizontale dans la frondaison d’un arbre plein de trous, plein de morts, avec quelques vivants, là pour prendre leur tour, pour que ne cesse pas la course sans butoir.

Avant, avant tout cela, avant d’arriver dans un berceau de bois fruitier poli, à tête de cygne et garniture de piqué blanc, réceptacle de ce nouveau maillon infime dans la marée humaine, avant d’être ce paquet de langes, de laines et de dentelles autour d’une peau délicate de nouveau-né, j’étais là, déjà. Avant. Immobile. Dans une gangue ligneuse. Silencieuse et sauvage. Sombre et rude. Râpeuse. Avant. J’ai vu et entendu. Et la mémoire ne m’en est pas restée.

Si. Restée. Mais j’ai perdu les chemins qui m’ont permis jadis, quand je n’étais pas née ainsi, de ramener à ma conscience diffuse et à venir ce que j’ai vu et entendu. Vu et entendu de tout cela. Autour des arbres et des hommes. Et du sang sur la terre. De la peau, leur peau, écorchée sur les pierres. Des mots, des cris, du bruit. Du silence par dessus les fusils. J’ai entendu, et vu. J’ai perdu les chemins. Ils existent. Ils se dispersent et se rassemblent, se croisent et s’entremêlent, s’emmêlent, se mêlent  à mes os, à mes veines. Ils gardent leurs secrets. Quand je crois les atteindre, ils m’échappent. Je ne sais où ils vont.

Depuis, depuis avant, j’erre. A la recherche de ces secrets qui ne s’acceptent pas dilués ou perdus. A la recherche de cette mémoire qui habite quelque part et nulle part, en moi et pas en moi, que rien n’a su détruire, ni le temps, ni les hommes, ni les bruits qui s’agitent pour étouffer le bruit. Mémoire brouillard qui survit muselée, murée dans les profondeurs ténébreuses des fondations des êtres, des frondaisons des arbres.

Depuis avant. Avant. Lorsque ma peau était une écorce, ridée, rugueuse, brune, tachée de gris, de blanc, de vert éteint, de noir, habitée de débris hébergeant multiples et discrètes flore et faune. Lorsque ma peau était ainsi, avant la succession d’évènements qui l’ont rendue humaine, je vivais solide et paisible. Sédentaire, certes. Le poids de cette peau, de cette écorce, ne m’aurait pas permis de longs déplacements. Mais paisible. Et solide. Maintenant que nul ne fait plus attention à ma peau, ridée, tachée, peau humaine desséchée et fripée, maintenant que cette enveloppe fragile n’entrave plus mes mouvements, je peux librement aller d’un endroit à l’autre, mais je ne le fais pas.

Dans l’enveloppe fragile, dans les espaces inter cellulaires, dans les membranes de ces cellules, dans les récepteurs hormonaux sur ces membranes, et bien plus loin encore, je ne sais où, partout, se perpétue la mémoire de ce que j’ai vu et entendu avant, que je ne sais plus lire, déchiffrer, dans son écriture de maintenant, inapte à révéler des secrets trop diffus mais tenaces, mémoire que je ne sais pas dire. Et qui pourtant ne veut pas disparaître, qui cherche, sans trouver, comment se faire entendre. Je peux librement aller d’un endroit à l’autre et je ne le fais pas, ou si peu…

C’est de l’intérieur que m’en vient maintenant la grandissante impossibilité. De mes entrailles molles, ou d’autres entrailles qui ne sont pas les miennes, se nourrit un crabe sournois, de plus en plus grand, de plus en plus fort, posant ses marques et ses pinces de plus en plus loin, de plus en plus profond. Matin après matin, il vole mon énergie, se nourrit de ma vie.
Je vais mourir. Par et avec le crabe. J’ai dû un jour baisser la garde, être consentante, même un instant, par facilité, lassitude, épuisement. Il l’a senti, a pris l’avantage. Il a gagné. Je vais mourir. Il va mourir. Comme tant d’autres.

Ce sera un soir, peut-être, s’il me laisse un instant de répit où retrouver mes plaisirs crépusculaires d’avant sa colonisation. J’aime le soir, la nuit. J’ai l’illusion d’avoir du temps devant moi, sans que d’autres ne tentent de m’imposer un temps dit social, rythmé par des occupations et des horaires préétablis. Je vais mourir, comme tant d’autres. Moi, ou lui, l’être dont les entrailles ont permis que le crabe fasse taire, par la souffrance, la mémoire à qui apparaissait l’urgence de revenir au jour. Moi, ou lui. Et si c’est lui, ce sera moi aussi, un peu. Moi, ou lui. Comme tant d’autres.

Et l’on m’emportera, avec plus rien de vie, enfermée avec lui, le crabe mort, mort avec moi de m’avoir tuée, de l’avoir tué, lui, mort sans mémoire ou sans conscience d’une mémoire de crabe, on m’emportera dans la grande boîte lisse et vernie, dernière peau, ferme et provisoirement solide, planches assemblées, coupées, collées, vissées à la mesure, lustrées, depuis longtemps orphelines de leur écorce. Et cela n’aura plus d’importance. Que ce soit ainsi ou autrement.

Mais maintenant je peux vouloir encore. Je peux rêver encore. Je peux donner une importance à ce qui n’en aura plus bientôt. Je peux croire à cette importance. Et si, pour mon dernier voyage, celui que je ne ferai pas, que je ne verrai pas les autres me faire faire, si je voulais, si je demandais un cercueil brut? Pour retrouver ma peau d’avant, d’avant ma naissance d’humaine? Ma peau d’avant, rugueuse et sombre? Celle qui, avec moi mélangée, voyait et entendait?  A vu et entendu?

Pour cet étrange voyage, pas le mien, celui que les autres appelleront conventionnellement mon dernier voyage, mais que je ne ferai jamais, car déjà redevenue immobile, immobile et absente, pas moi, ou moi déjà ailleurs, dans un ailleurs sans lieux ni temps comme en dévorent les voyages, pour cet étrange voyage, je veux disparaître aux regards dans le cylindre creux d’un arbre volé aux chouettes, campagnols, cloportes, lichens. Enveloppe ligneuse, silencieuse et sauvage, râpeuse, à déposer dans un trou dans la terre ou à offrir aux flammes. Écorce rude emplie de la mémoire perdue qui enfle et se rétracte, flotte, s’étend, s’effiloche, insaisissable, prête à renaître, sans nom et sans matière, dans le moindre souffle de vent, dans les bulles éclatées aux flaques herbeuses des marais, dans les poussières fossiles des cavernes et les terreaux inquiétants des caves.

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