Je suis un cadavre qui regarde le ciel

Je suis un cadavre qui regarde le ciel. Il est beau. Il est vide. On m’avait dit qu’il était plein de délices et que ces délices étaient offerts à ceux qui étaient morts après une bonne vie. Que d’autres que j’avais connus  ou pas m’y attendaient, qu’il y avait un dieu. Je n’y croyais qu’à moitié, mais j’y croyais quand même, parce que j’espérais. Je m’étais un peu préparé. Pas assez sans doute. Il n’y a rien. Je ne vois rien. C’est beau, ce ciel vide, si grand, si vide.

On ne m’a pas fermé les yeux, les autres n’ont pas vu que j’étais mort. Ils ont peut-être réussi à s’en tirer. S’en tirer, c’est-à-dire ne pas se faire tirer dessus. J’ai tiré moi aussi. C’est ce qu’on nous demandait de faire. Mais je ne m’en suis pas tiré. Moi non. Me voilà les yeux ouverts à regarder le ciel. Il est immense et vide. J’aurais aimé qu’il y ait de la musique. Sublime. Non. Tout est calme. Silencieux.  Je n’entends rien. Vraiment rien. C’est peut-être comme ça, le néant. Alors, le néant, c’est tranquille.

Heureusement que je suis tombé ainsi, à regarder le ciel. Si j’avais été atteint autrement, si j’avais embrassé la terre dans ma chute, le nez écrasé entre les mottes, les pommettes et le menton heurtés par les cailloux, avec du sang peut-être sur le visage, même les yeux ouverts, je n’aurais rien pu voir, ni les herbes rares, ni les grillons, ni les fourmis qui seraient venues parcourir mes doigts. Tiens, c’est vrai, il y en a toujours, des fourmis, quand on reste immobile longtemps couché par terre. On les voit sur les doigts et on les sent dedans. Je ne les sens pas.

Bien sûr, je suis un cadavre, mes yeux de vivant n’y voient plus, mes oreilles de vivant n’entendent plus. Mes mains n’ont plus rien à me dire. Tout cela est mort et m’empêche de percevoir ce qui m’entoure comme avant. Ce n’était pas très beau ce qui m’entoure. Ça ne peut pas être beau un endroit où les hommes et leurs engins et leurs armes se battent depuis des mois et des mois. Il y en a pourtant qui aiment des paysages dévastés comme ceux-là. Ils s’y sentent bien. Ils y éprouvent de l’ivresse. Pas moi.

Mais, si plus rien ne m’arrive de tout cela, si le ciel est grand et vide, je me sens encore dedans ou autour quelque chose qui existe, il me semble que je peux voir et entendre, sentir, d’une autre façon qu’avant. Peut-être mon âme, ce qu’on appelle ainsi, est-elle entre deux états, pas encore partie vraiment de mon corps mort, ou proche encore, rôdant, allant et revenant, ne se séparant qu’à regret ? Parce que je suis mort très vite, très jeune, qu’elle pensait ne pas partir déjà de ce corps pas abîmé du tout, qui pouvait presque grandir un peu encore?

Il y en a, surtout des scientifiques, parfois des philosophes, et d’autres, qui disent qu’on n’a pas d’âme, que l’âme n’existe pas. Ce serait dommage, maintenant que je suis comme ça. Je préfère qu’il y en ait une pour que je pense encore.

Voilà, sous ce beau ciel vide, je suis un jeune cadavre, un cadavre de jeune, tué de ce matin à l’aube. Les risques du métier, normal. Quand on est soldat, il faut s’attendre à ne pas le rester, à devenir mort, plus rapidement que d’autres qui ont un métier moins dangereux. Je n’avais trouvé que celui-là, je n’étais pas bon à l’école. On ne m’avait proposé que ça. Il y avait de la place. Je suis parti avec des idées assez jolies qu’on m’avait données. Se dévouer pour les autres, devenir un homme, rendre la famille fière de moi, savoir que les fiancées étaient plus faciles à trouver quand on revenait…

Avant de partir j’en avais très envie. Je n’en avais pas eu encore. Trop jeune. Maintenant je ne reviens pas. Je ne saurai jamais ce que c’est une fiancée quand on est vivant. Pas non plus quand on est mort, aucune ne m’attendait dans ce ciel tout vide. Je n’en souffre pas. Même si j’espérais. C’est tout naturel de ne pas souffrir, on le disait toujours, les morts ne souffrent plus.

C’est  vrai. Je me sens calme, paisible, comme je ne l’ai jamais été. Je suis bien. Pas trop chaud, pas trop froid, ni faim, ni soif, même pas mal là où la balle est entrée, ni ailleurs. C’est allé très vite. Tout juste si j’ai eu le temps de comprendre ce qui m’arrivait, d’appeler ma mère aussi. C’est bête, je savais bien qu’elle ne pouvait pas venir.

Absurde tout ça. Certains pensent, disent, écrivent, que tout cela est absurde. Même des jeunes trouvent ça et font des groupes parce qu’ils veulent que ça change. Moi, je n’y réfléchissais pas, je ne savais pas très bien ce que signifie absurde, je ne savais pas très bien vivre, des morts ici, des morts en face, ça me paraissait inévitable, habituel. Et depuis que j’étais soldat, j’allais où on me disait d’aller, je faisais ce qu’on me disait de faire. Je ne réfléchissais pas.

Maintenant je peux réfléchir. J’ai tout mon temps et rien d’autre à faire. Maintenant je peux me demander ce que c’est, absurde, et si c’est absurde, tout ça, pour les autres et pour moi. Je ne me le demande pas. Je flotte dans l’absence de besoins, de désirs. Maintenant, je suis un cadavre qui regarde le ciel, tout grand, tout vide, tout beau, le temps doit passer, comme avant, je ne le compte pas, je peux rester ainsi sans ennui pour l’éternité, cela ne me gêne pas, les choses sont devenues simples. Il n’y a peut-être plus de choses. Si, pour les autres. Et pour que j’aie encore une âme. Mais elles sont simples, les choses, totalement simples.

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