Il allait par les champs, tout le jour, tous les jours, depuis qu’un jour il avait perdu la tête, il allait par les champs comme s’il la cherchait peut-être, un jour il y a longtemps il n’avait plus pu apprendre, d’un coup, cela n’avait plus servi à rien de l’envoyer à l’école, plus de tête, perdue peut-être. On avait insisté, le maître avait même voulu l’envoyer voir un docteur qui aurait peut-être pu comprendre comment ça lui était arrivé, cette histoire, et peut-être surtout le faire redevenir comme avant. Mais c’était une affaire à dépenser de l’argent, et du temps. On ne pouvait pas, dans sa famille. Dépenser du temps, et de l’argent, on ne pouvait pas. Sa mère s’était un peu désolée, pas trop. Lui, il aurait bien voulu qu’elle s’inquiète davantage, qu’elle fasse quelque chose, il ne pouvait rien faire, lui, il était juste pas bien, il n’y avait qu’elle qui aurait pu. Qui aurait pu l’aider. C’est ce qu’il avait cru.
Malheureusement il ne pouvait pas expliquer. Il se taisait. On l’avait secoué. Il se taisait. Tout ce qu’il arrivait à faire. Se taire. Malheureusement Heureusement, elle avait d’autres enfants, sa mère, et ils étaient normaux, les autres, ils ne lui avaient pas tourné idiots comme lui. Alors il s’était habitué à rester comme il était devenu, « simplet » disaient ceux qui avaient l’air gentil, « débile » ceux qui n’avaient pas le même air. Et il allait par les champs, depuis longtemps maintenant. Habitué. Et les autres, habitués aussi.
Il allait, il allait depuis ce jour où, tout petit, il avait perdu la tête, sa tête. Qu’on lui avait tournée pour qu’il ne voie pas ce qui se passait. Même s’il n’avait pas vu, il n’avait pas eu le droit de dire ce qui s’était passé. C’était défendu, interdit. Les enfants ne peuvent pas comprendre, donc c’est interdit d’en parler. Et de toute façon il n’avait pas vu, vu. Ce jour-là, ça s’était passé sans qu’il voie. Interdit d’en parler. Il n’avait pas parlé. Il n’avait plus parlé. Presque plus. Quelques mots encore, parfois, mais ça ne servait à rien. Ce qu’il fallait dire, c’était défendu. Ensuite plus tard, plus tard, ce serait oublié.
Il allait par les champs, tout le jour, tous les jours. Comme si on pouvait retrouver sa tête, si on l’avait perdue, petit. Il allait, il allait. Il n’était pas méchant. Il s’était fait un peu sauvage de ne pas être comme les autres, comme ses frères, ou comme ceux qui avaient été avec lui à l’école, avant.
Il y avait des choses qu’il aimait faire, qu’on pouvait lui demander de faire, maintenant qu’il était grand, qu’il faisait très bien même, s’acharner sur des massifs de broussailles et de ronces, tout couper, arracher, et puis, quand venait une petite pluie, tout brûler, entretenir ce grand feu, le nourrir, lui donner à dévorer ces tas de branches emmêlées, de tiges tordues, hérissées d’épines, oui, ça, il voulait bien, et il savait le faire, il était fort, il arrivait au bout, épuisé, paraissant presque heureux.
Mais garder des animaux, des enfants, se charger d’une course, il ne pouvait pas, il ne savait pas, il avait peur, il s’enfuyait, ce n’était pas pour lui. Il voulait bien se laver si on lui disait de le faire, mettre des vêtements propres si c’était ce qu’il trouvait, ou sales, si on lui avait laissé ses habits des jours d’avant. Il voulait bien manger, si on voulait bien de lui à table quand il arrivait d’avoir couru les champs. Mais il ne voulait pas, il ne pouvait pas rentrer toujours à la bonne heure, et décider lui-même de ce qu’il devait se mettre sur le dos. La fois où on l’avait grondé parce qu’il était rentré très tard, après le dîner de la famille, il était reparti, l’air absent, sans manger, sans manteau, et on l’avait retrouvé, loin, trois jours après, assis contre un talus, silencieux, affamé. On l’avait nourri, on ne l’avait plus grondé. Il n’avait plus sa tête, sa mère l’aimait quand même, comme ça. Son père préférait ne pas en parler. Il y avait les autres enfants qui n’étaient pas comme lui, qui étaient normaux. Ça valait mieux. Lui, il allait par les champs, il allait. La mère disait que tout petit, il était beau et intelligent. Un enfant comme tout le monde en aurait voulu. Maintenant qu’il était grand, grand comme un homme, il était beau encore, et fort. Il avait entendu qu’elle le disait. Mais quelle misère qu’il soit comme ça ! Qu’il ait perdu la tête ! Idiot ! Qu’il soit devenu idiot !
Il y avait beaucoup de champs tout autour. Il allait, il allait par les champs. Quand on ne le mettait pas à débroussailler un taillis, il allait par les champs.
Un jour un champ de blé était devenu un champ de bataille. Il était allé par ce champ, tout le jour. Puis il avait cherché d’autres champs de bataille, tout autour. Et il y en avait, la guerre était venue par là. Il allait par les champs, tout le jour, parfois la nuit avec la lumière des obus. Il y avait couchés par terre, des jeunes hommes, un peu comme lui, qui avaient perdu le tête, ou le bras, ou la jambe, ou beaucoup de sang, mais pas comme lui, qui étaient morts, complètement morts de partout, alors que lui n’était mort qu’un peu puisqu’il n’avait plus toute sa tête. Il les aimait ces jeunes hommes, ces grands garçons, tout morts, avec ce qu’ils avaient perdu, la tête, le bras…
On ne l’envoyait plus débroussailler. Il restait avec eux, il se couchait sur eux, comme on lui avait fait quand il était petit et qu’il avait perdu la tête. Mais lui, il le faisait gentiment, il n’était pas brutal, il les tournait comme il fallait, il leur faisait des caresses pour qu’ils soient bien. C’était défendu de parler. Lui ne parlait toujours pas et eux, ils étaient morts. Ca allait. Il allait. A la fin il n’y avait plus de champs de bataille, c’était partout la guerre. Partout. Il allait. Partout. Il essayait d’être gentil, très gentil, avec ces morts qui étaient un peu comme lui. Et il était si bien quand il se couchait sur eux…
Il allait, il allait, tout le jour, parfois un peu la nuit, il y avait des lumières violentes, puis le noir, puis encore des lumières, on pouvait voir tous ces morts, et lui qui allait, qui allait, et s’arrêtait parfois, et se couchait…
Une nuit un homme en blanc tout sale l’a pris par le bras et emmené dans une maison qui n’était pas la sienne. On lui a parlé. Il ne voulait pas, ne pouvait pas répondre. Il a donné le papier avec son nom et son adresse que sa mère remettait dans sa poche quand elle avait lavé ses vêtements. On l’a conduit chez lui, on a parlé à ses parents, ils ont hurlé, gémi, ils se sont tus, ils ont acquiescé quand on leur a ordonné de le garder enfermé chez eux. Il a compris qu’il ne pouvait plus aller dans les champs. Le père ne parlait pas. La mère pleurait souvent. L’oncle le regardait, le regardait.
Lui, il ne pouvait plus aller dans les champs comme avant. Il ne pouvait plus aller. Plus de champs. Sa tête, alors, il l’a complètement perdue. Il est devenu complètement mort, de partout. On l’a trouvé pendu, dans le grenier. Personne n’y allait jamais dans ce grenier. C’est l’oncle qui l’a trouvé là, comme ça. Il n’y allait jamais non plus, dans ce grenier, l’oncle. C’est du hasard qu’il y soit allé, cette fois.
Lui, lui qui avait déjà perdu la tête, et qui de toute façon ne parlait plus, on n’a pas su , quand les gendarmes sont venus, s’il s’était pendu tout seul, ou avec de l’aide, et s’il avait été d’accord pour qu’on se couche sur lui avant qu’il soit mort de partout, qu’on se couche sur lui comme quand il était petit, quand il avait perdu sa tête, qu’on lui avait tournée, avant qu’il soit mort, mort complètement, mort comme ceux qui étaient sur les champs de bataille et qui ne parlaient pas non plus, c’est défendu, on peut étouffer tout ça, pas besoin d’air pour un mort.
Dire que je ne connaissait pas ce site, vous etes maintenant dans mes favoris !
Pourriez-vous vous identifier de meilleure façon (pour moi) que par votre pub de jeunes battants pour qui l’argent prime tout, donne l’illusion d’exister ?
Merci, je suis heureuse que mes textes vous intéressent, mais je ne suis accro ni à l’argent, ni à la gloire, heureusement, ni même à mon blog, le pauvre !