Est-ce vrai que les arbres pleurent ?
Oui, bien sûr, regarde celui-là, tu as souvent mangé les gouttes de gomme des cerisiers… et dans mon atelier, tu as vu les cailloux ambrés dans lesquels passent la lumière, c’est de la résine durcie, je m’en sers pour faire de la colle, tu le sais ? On recueillait jadis les larmes des pins, dans la forêt des Landes, après les avoir blessés pour qu’ils pleurent.
Ils chantent aussi ?
Oui, et le vent avec eux. Et c’est comme l’eau d’un fleuve, cela change sans cesse. Tu peux te promener toute ta vie, tu n’entendras jamais la même chose. Chansons d’été, peupliers bruissant comme des voiles impatientes de retrouver le large, grands chants d’automne, éparpillant les feuilles rouges sur les labours, mélopées d’hiver sifflées à branches nues sur les champs froids, courtes ritournelles du printemps, interrompues par les averses, et reprenant quand s’ébrouent les sous-bois. Oui, les arbres chantent. Chacun à sa façon mais aussi tous ensemble.
Alors s’ils chantent, s’ils pleurent, il faut bien qu’ils parlent aussi…
Ils parlent, on peut le dire, le croire, c’est comme tu veux, c’est toi qui sais, chacun entend et comprend comme il peut les petites musiques et les mots qui circulent.
Et bien c’est à eux que je poserai des questions, celles que je ne pose pas parce que c’est trop difficile d’avoir des réponses.
L’enfant mesure de ses bras le tronc d’un chêne, puis d’un autre et les referme sur un pin bien droit qui porte la croix rouge de ceux qui vont tomber pour abonder les tas de grumes en bord de route. En fin de promenade, enivrée, heureuse, elle a la peau griffée de toutes ces embrassades, et dans les narines les multiples parfums des bois.
Pourtant, quand vient le soir, dans l’angoisse du sommeil qui recule, dans la terreur des pas qui s’approchent, pour la prendre, ou les prendre, eux, car elle entend ainsi les battements du sang à son oreille écrasée sur l’oreiller et la terreur monte chaque soir, inexorable, « ils » viennent, pour la prendre, ou les prendre, eux, pourtant quand vient le soir, il lui reste toutes les questions que l’on ne peut poser, qui demeurent sans réponses.
Elle est toute entière ces questions, elle n’en a pas les mots, c’est de l’indicible qui envahit la gorge, les yeux ouverts dans le noir avec ces grandes lumières qui passent, fulgurantes, aveuglantes, et qui habitent ensuite les cauchemars. Elle dit qu’elle ne sait pas dormir. On lui dit de prier. Elle essaie sans en être apaisée. Dieu est partout, mais trop loin. Elle se raconte des histoires, encore d’autres histoires, dans cette solitude de la peur nocturne, pour exorciser ce qui de l’intérieur la ronge de ne pas savoir, de ne pas savoir ce qu’elle voudrait savoir, ni à qui demander, d’être dans ce brouillard où apparaissent et s’estompent des visages inconnus qu’il lui semble connaître, de ne pas savoir non plus comment elle grandit avec un extérieur normal autour de ce drôle de vide, de ce pas de date, ce pas de lieu, ce pas de voix de ceux dont on ne parle pas, qui sont morts, et dont elle vient.
Si les arbres parlent, elle doit leur demander, à eux, si proches d’elle, et bons. Elle demandera sans paroles, ils comprendront, ils répondront avec leurs paroles à eux. Elle se sent petite fille des bois, elle deviendra femme des bois, elle apprendra la langue…
Elle est là. Son large demi-siècle n’a rien pu pour elle (pour moi, chêne séculaire, un demi-siècle est bien peu…), elle est presque vieille, elle a des descendants et n’a pas de réponses, elle cherche et cherche encore, comme l’enfant qu’elle était, qui ne savait dormir. Elle revient écouter, je lui parle, elle écoute ma voix, mes mots. Elle est là, sous la pluie, repliée, trempée, silencieuse. Si elle a trop froid, elle sera malade. Elle n’y prend pas garde. Elle est là pour autre chose. Ne veut pas s’en soucier. C’est déjà arrivé, depuis tant d’années qu’elle vient. Ils poussent plus vite que nous, mais moins haut, et courent partout, les humains, mais ils sont fragiles. Je le suis sans doute moins qu’eux, ou différemment. Il en faudrait beaucoup pour geler mon cœur ou entamer mon écorce et ma chair… Alors qu’eux… un coup de hache, un coup de feu, et leur sève rouge explose, éclabousse les pierres, se répand, et brunit, et noircit. Ils sont à terre, avec un grand cri enfermé dans leurs yeux immobiles, bouche ouverte sur la dernière bouffée d’air ou de stupeur, membres tordus, affalés dans l’incohérence de la chute. En eux il n’y a plus de vie. Pour eux tout est fini. Je le sais, je l’ai vu.
Elle pense à tout cela sous la pluie. Elle ne les a jamais connus, ils ne l’ont jamais vue. Elle est née après tout cela. De tout cela. Dans l’omniprésence de leur absence tue. Dans la peine infinie qui sourd des longs silences. Elle est maintenant plus vieille qu’eux quand cela leur est arrivé. Je sais qu’elle imagine, qu’elle essaie de savoir. Depuis qu’elle en a eu l’âge, qu’elle a obtenu de marcher seule pendant de longues heures, elle est venue, elle vient pour écouter. À chaque temps de l’année où les vents changent leurs forces et leurs chemins, où les bourrasques la secouent, elle vient. Elle écoute. Elle attend mes paroles. Le vent les lui porte, les lui susurre à l’oreille ou les cogne à sa peau, les jette à ses joues, à son front, en râpe ses bras, ses jambes… Il rugit ou murmure, je ne sais ce qu’elle comprend de ce que je dis dans ma langue ligneuse. Elle passe ses doigts sur les creux de mon tronc comme lisent les aveugles, parfois elle froisse une feuille, ramasse une brindille, un peu de mousse, une noix germée oubliée là par un mulot, elle hume cela dans le creux de ses paumes. Et son regard s’enfuit vers des lointains où je ne peux la suivre. Les autres ne viennent pas comme elle à chaque saison. Je les ai vus une fois, deux fois. Ils ont oublié, ou voulu oublier. Ou voulu ignorer qu’il s’était passé ces choses-là. Et ainsi pas besoin d’oublier.
Mais elle, elle a toujours attendu, attendu qu’on lui dise, sans pouvoir poser les questions. Ceux des humains qui avaient vu les corps disloqués avec les yeux immobiles, les cris paralysés, le sang et le silence, ceux-là sont morts, ou meurent l’un après l’autre, clos, sans paroles pour elle, sans lui laisser, à elle, ces images qu’ils emportent.
Il n’y a plus que moi pour répondre. J’ai vu et n’ai rien oublié. Je suis la mémoire qu’elle cherche, qu’elle recueille avec peine et ferveur. Elle appelle, de ses doigts sur l’écorce, et je pleure. Et je chante. Et je parle. Je veux bien raconter, je raconte. Je sais que sa sève rouge à elle, son sang, est l’enfant étranglé des corps rompus, des chutes, des cris et des fusils, des gouttes écrivant sur la pierre et la terre, dans l’énorme silence d’après les meurtres, écrivant pour ne pas être lues, pour disparaître à la pluie et au temps, rouges constellations témoins fugaces de la folie des hommes. Elle attend, elle écoute. Je raconte. Il y eut des cheveux accrochés à mes branches, ils étaient tièdes et brillants, les oiseaux revenus s’en saisirent pour leurs nids. Il y eut un bouton arraché qui roula jusqu’à un creux de racine. Il doit y être encore, piégé par ma lente croissance, englouti dans une cicatrice. Il y eut ce que burent les feuilles mortes, et le butin des fourmis, échappé des doigts coupés pour voler l’or. Le cœur de ceux qui tuent est avide et sans scrupule. Il y eut des larmes sans bruit, de ceux venus après, trop tard, muets devant l’horreur, appelés là, venus pour constater. Il y eut des mains chaudes effleurant la peau froide, des mots au son absent posés sur du papier, simulacre de prière ou de reconnaissance avant de laisser tout disparaître, pauvres visages aux paupières mal fermées, membres raidis, mêlés au fond d’un trou, feuillets offerts aux souris dans des officines pressées de perdre les traces.
Elle veut savoir, tout savoir. Comment était le jour d’été lorsque les voitures les ont amenés là, hors la ville, hors regards, hors secours, au lourd secret des bois, si le soleil dansait à travers les frondaisons ou si grondaient les orages d’août dans un ciel assombri, si la brume est montée du sol meurtri au soir tombant, linceul impardonné autour des corps, elle veut savoir s’ils ont crié l’inaccompli, s’ils se sont tus aux frontières de l’amour avant qu’on ne les taisent, si leurs mains se sont jointes. Tout est gravé en moi, et je parle, je dis, je lui réponds, sans réserve, mais il n’est pas de lieu où l’on enseigne à déchiffrer ce que je lui transmets, cette mémoire brisée pour elle demain, ce que j’ai vu, senti, ce que j’ai entendu, je dis, tout, et aussi que je l’aime, de sa fidélité, nous mêlons nos oraisons païennes, elle veut savoir quand la pluie sur leur front et quand et si les brises ont séché ce qui avait coulé avec les vies parties, elle veut savoir, savoir où on les a laissés, et si des noms les ont un temps accompagnés, presque effacés, mangés de mousse et d’insectes, elle veut…
Elle s’est dépliée sous la pluie, elle frissonne, il lui faudra un jour abandonner, l’a-t-elle fait, déjà ? abandonner ce qu’elle aurait eu de souvenirs avec eux s’ils n’avaient pas été fauchés avant sa vie à elle, encore en suspens, à venir après les morts. Je voudrais lui offrir, lui traduire, cette mémoire diffuse qui l’entoure et l’envahit lorsqu’elle est près de moi, qu’elle poursuit vainement lorsqu’elle marche pour marcher, pour avancer sur des chemins qu’elle connaît, sur d’autres qu’elle croit reconnaître et où elle se perd, parce que marcher c’est aussi se perdre, et cela repose. Elle chante doucement, comme on pleure, et je chante et je pleure et je parle, elle n’a de réponse à ses questions d’enfant, à ses questions de femme, que ces gifles de vent où elle entend sans les comprendre mes phrases hachées, mes mots mouillés comme leurs os abandonnés, tout près de mes racines.
La pluie s’éteint en faible bruine, le silence s’épand. Elle, elle étend son corps à pleine terre, bras ouverts, dos épousant l’humus et la pierre, épousé par eux, visage clos sur sa peine et sa demande. Mes dernières paroles, les entendra-t-elle ? Savoir que ce sont mes dernières paroles, cela peut-il l’aider à se défaire de sa souffrance, de ce vide, de ces absents, qu’elle a cru pouvoir être les soutiens, les haubans d’un axe pour sa vie ?
Jadis nos fûts, s’ils étaient droits, pouvaient être taillés en mâts.
Jadis on a pendu des hommes à nos branches, on nous a équarris pour élever des gibets dans les villes, mais aussi travaillés en étraves de navires, fendus et polis pour assembler les planches des lits et des cercueils, pour sculpter des berceaux et des armoires, on nous a mis en bûches pour réchauffer les cœurs tristes. Qui a su, pourtant, que nos paroles, comme d’infinies prières, des psaumes déroulés, pouvaient consoler, apaiser ?
Préservé jusque là, épargné par les ouragans et les haches, grand, fort, je pourrais vivre encore des siècles. Il me faut cependant bientôt mourir, je serai absent du nouveau paysage, les alignements ont été tracés par des hommes promenant leurs trépieds. D’autres viendront avec leurs tronçonneuses pour s’attaquer à mes branches, à mon tronc.
On arrachera dans des mâchoires de fer jusqu’à ma souche, énorme, vaste, étendant mes racines plus loin encore que l’ombre portée au sol lorsque le soleil tourne au dessus de moi. Sous le fracas de leurs machines disparaîtra la mémoire diffuse et fragile qu’elle vient chercher près de moi depuis si longtemps, mémoire d’un autre fracas, effacé, fracas des détonations, des cris, de la révolte interrompus, de l’écrasant silence des corps à terre, sang éperdu, vies qui s’écoulent sur les feuilles et les pierres.
Dans une gerbe de mois, pourfendant de bruit et d’éclairs les futaies traversées et les collines, des centaines de voyageurs fileront sur une voie ferrée, d’un point quelconque à un autre point quelconque, ignorants des drames qui ont ici étreint la terre, fuyant ou repoussant l’infini silence.
Car voici qu’arrive le train ivre de vitesse, déchirant le paysage et la mémoire, dispersant mes paroles murmurées, silence fracassé, folie des hommes…