Le rocher l’avala. C’était l’aube. Sur la lande, rien que le vent et le sifflement des herbes maigres obligées de se coucher cent fois et de cent fois se redresser pour plier à nouveau. Le rocher bleu, immobile, laissa passer le jour. Vinrent le crépuscule, peuplé d’ombres, la nuit, habitée de lueurs et de voix. Vint l’épais silence, bref, intense, qui précède le grand réveil des oiseaux avant l’apparition de la lumière. Ce fut l’aube à nouveau, et le saignement diffus de l’horizon sur le gris des nuages.
Lorsque l’homme, enfin, ou plutôt le manteau sombre qui semblait envelopper une forme humaine, émergea des entrailles de la terre et du roc, une bruine froide éteignait les bruits et troublait la vue sur les environs désolés.
Personne pour voir l’étrange silhouette parcourir des chemins où nul pas d’homme n’avait marqué sa trace répétée. Après quelques allées et venues entre le rocher et la mer heurtant les récifs de sa respiration écumeuse, le personnage s’accroupit sans souci de l’eau fine déposée sur chaque surface offerte, herbes, cailloux, terre et manteau. Il resta là, longtemps, tournant vers le large ce qui pouvait être son visage, tache claire ombrée d’un capuchon.
Il fut droit, soudain, debout, bras levé, agitant lentement la main. Une voile grandissait d’instant en instant, approchant du rivage hérissé une étroite coque couleur d’algues sèches. Un homme à bord balançait un fanal comme un patient maître de musique battant la mesure à trois temps. Un matelot, sans doute, réduisit la voile, le bateau fut maintenu, dérivant à peine, à distance du danger. Les mouvements de la main et du fanal se répondirent en un curieux dialogue étouffé. Puis la main fut baissée, le fanal aveuglé, la voile hissée vira de bord et s’éloigna. Une mouette égarée sous la pluie lança sa plainte aigre et suivit de son vol négligent l’embarcation disparaissant peu à peu.
Le manteau s’en revint à grands pas, s’accota au rocher pour un long moment, puis disparut, comme avalé, le temps d’un soupir. La lande ondulait, humide et frissonnante, en ce tout début de saison triste. Une fumée monta d’on ne sait où, près du rocher. Quelqu’un vivait donc en dessous de la terre, et allumait du feu en son logis sans fenêtre ? Quelles nourritures pouvait-on cuire et absorber dans ces profondeurs abritées du monde ?
…Elle n’avait pas de nom. Et la mer pour origine. Il l’avait appelée Ael, comme le ciel infini que ses yeux gris de nouveau-né cherchaient à lire lorsqu’il l’avait trouvée. Enroulée dans une couverture humide, calée dans son creux de rocher, elle recevait, à peine étonnée, quelques gifles du ressac brisant sa colère en contrebas, sa langue minuscule tétait maladroitement le sel déposé sur ses lèvres.
Partout, autour, tout près ou plus loin, des éclats de bois, restes de mâts, filins rompus, coques éventrées, et, sans doute, il le découvrirait plus tard, les habituels corps affaissés, noyés sans regard, accrochés à un récif, bras ou pieds ballants secoués par les vagues. Il avait bien pensé à s’éloigner sans se faire voir, à reprendre sa quête, qu’il se refusait à nommer pillage, il fallait dire « droit de bris », laissant le hasard s’occuper de cette trouvaille inhabituelle et fort peu lucrative apportée par la tempête.
Mais son regard avait croisé le regard de l’enfant et à l’instant il fut pris au piège de cette immensité, il ne put que s’avancer, subjugué, incapable de s’arracher à ces yeux pleins de ciel. Il avait soulevé dans ses grandes mains ce paquet tiède et léger et, sans comprendre ce qui lui arrivait, l’avait protégé de sa cape et emporté dans son antre, trésor plus précieux que ce qu’il avait jamais pu récolter même après de mémorables tempêtes, et avec l’aide parfois de quelques feux allumés aux bons endroits, comme cela s’était toujours pratiqué sur cette côte plus hérissée d’écueils et de naufrageurs que de criques accueillantes et de villages chaleureux.
C’était il y avait combien d’années, déjà ? Six ? Sept ? Huit ?
Sa vie avait alors basculé vers des soucis et des joies inimaginables pour lui une heure avant… Et tout d’abord apprendre à nourrir cette petite bouche avide cherchant le sein. Son doigt d’homme avait fait illusion une minute, le laissant ému comme il ne pensait pas pouvoir l’être… Mais il fallait trouver de quoi tarir les pleurs qui avaient suivi, étancher la soif qui mettait en rage ce petit corps fragile ! L’eau salée avait offert un court répit. Il avait pensé aussi à enduire son doigt du miel prélevé l’été dernier dans l’arbre couché derrière le rocher. Cela ne suffisait pas… Il se souvint d’une vieille qui vendait parfois le lait de sa chèvre et un peu de fromage quelques lieues plus loin. La chèvre et la vieille partageaient le même abri sommaire, quatre murs percés d’une porte et d’une fenêtre obscure, le tout sur un bout de jardin enclos de haies vives, à l’écart du village. Il devait partir tout de suite en quérir. Mais quelle explication lui donner ? Et avec quelle monnaie la payer ? Impossible de lui proposer un bijou pour du lait ! Et pouvait-il laisser son trésor seul et hurlant ? Que faire d’autre ? Ne pas réfléchir, se mettre en route immédiatement, il trouverait en chemin comment s’arranger avec la vieille. Passée la haie, il sut qu’il n’y aurait point de négociation difficile. La chèvre attachée à son pieu devant la bicoque semblait hors d’elle et affamée, le pis gonflé traînant à terre. Il franchit le seuil, la vieille était assise, bras et tête posés sur la table, comme endormie, mais d’un dernier sommeil, morte, froide, il ne savait depuis quand. Il détacha la chèvre, la tira derrière lui jusqu’à l’entrée de son antre, l’attacha à un trou du rocher et lui présenta l’enfant hurlant qui se calma dès que la petite bouche fut au contact du pis douloureux.
Dans l’apaisement qui suivit, il fut heureux d’avoir conservé toutes ces années le peu de linge possédé par sa mère. Il dégagea précautionneusement le petit corps confiant de sa couverture humide et de ses langes mouillés et l’enroula dans des serviettes sèches. C’était une fille. C’était la même évidence que si cela avait été un garçon. Il lui devait tout désormais. Dans les deux sens qu’il pouvait donner à ce mot. Tout. Il tenta de lui dire ce qu’il lui devait et se sentit idiot. Mais elle se saisit de son doigt et il sut qu’elle avait dû comprendre.
Une sorte de bonheur extravagant l’envahit alors avec la nouvelle vie qui éclairait la grotte. L’enfant prenait toute la place, était le centre de toute action, à toute heure du jour et de la nuit. La chèvre et lui gravitaient autour de cet aimant précieux.
Puis les jours, les mois avaient passé.
Pourquoi cela lui revenait-il brusquement, ainsi, par vagues, alors qu’il y avait si longtemps ?
Il avait bien fallu s’organiser, ne pas se contenter de ces provendes aléatoires apportées par les naufrages de plus en plus rares et de plus en plus difficiles à exploiter. Sa profonde insouciance du quotidien ne convenait pas à sa nouvelle charge. Il se remémora ce que faisait sa mère dans la maison, cuire, laver, coudre, approvisionner, ranger, réparer… Serait-il à la hauteur ?
Il avait dû, d’abord, se remettre à parler. On perdait l’usage de la parole à vivre en sauvage comme cela avait été son goût jusqu’à l’arrivée de cette petite merveille qui avait tout bouleversé.
Mais un enfant doit apprendre à parler, et pour cela il lui faut au moins un soutien, un modèle, un interlocuteur. Le peu qu’il avait appris, jeune garçon, du curé du village lui était revenu en mémoire. Il avait fouillé dans ses coffres à la recherche d’un livre possible à lire pour lui. Pendant des après-midi entiers, lorsque le jour du dehors entrait suffisamment par la fissure de son gîte, il avait ânonné, déchiffré, puis lu avec de plus en plus d’aisance, et sa voix s’était affermie jusqu’à pouvoir moduler les nuances que requéraient les phrases du livre. Il s’était pris au jeu, avait ouvert d’autres livres enfermés là depuis qu’il les avait trouvés dans des malles sauvées de quelques navires désertés à la hâte, juste échoués, pas encore totalement éventrés et engloutis sous les coups de la houle. Il lisait, lisait. L’enfant semblait prendre plaisir à l’entendre et gazouillait en le regardant.
La chèvre risquait de se tarir avec le temps, il avait cherché qui possédait un petit troupeau et y avait conduit nuitamment sa chèvre pour que le bouc s’y intéresse au petit matin. Il l’avait ramenée discrètement avant la première traite du jour, espérant qu’elle mettrait bientôt bas un ou deux chevreaux qui partageraient le pis de leur mère avec leur sœur de lait. Ce serait le début d’un troupeau, s’il le voulait. On verrait bien.
Tout s’était produit comme il l’attendait, à croire qu’il était protégé par le sort, lui, ou l’enfant. Peu importait. Mais il y avait trouvé du réconfort dans l’inquiétude qui l’envahissait parfois à l’idée que, pour des années et des années, il se trouvait responsable de la vie de sa merveille, de son trésor, de son trésor caché.
Tout cela défilait dans sa tête, pendant qu’il veillait sur elle, endormie près de lui. Qu’elle était belle ! Et grande déjà !
Peu à peu, son babil s’était fait langage. Elle utilisait les mots des livres qu’il lui lisait. Lui parlait aussi avec des mots qu’il n’avait pas encore lorsqu’il était petit plongeur pour le patron de l’auberge. Que tout cela semblait loin… Et si proche en même temps… Il l’habillait d’un tricot de sa mère serré autour d’elle par un cordon de tablier. Elle trottinait jambes nues sur le sable qu’il apportait chaque jour dans son antre. Il ajoutait un peu de cendre avant de balayer le tout, le soir, et de le renouveler. Il sortait un seau de sable sale et le remplaçait par un seau de sable neuf, en trois ou quatre allers-retours, ils avaient un sol frais et doux, sentant les vagues.
Elle voulut savoir un jour quel était son nom, à lui, comment elle pouvait l’appeler. Il réfléchit à cela, gravement. Il avait eu un nom, bien sûr, quand il avait une mère et qu’il jouait encore avec les garnements de son âge. Mais depuis qu’il s’était isolé, personne n’utilisait plus ce nom, personne ne l’appelait, même lorsque, si rarement, il se risquait jusqu’au village pour signaler son existence, faire un peu de troc, un achat ou un autre, un peu de sel, un briquet… Les anciens étaient morts, on ne vivait guère longtemps dans ce village. Il avait entendu cependant des enfants dire sur son passage qu’il y avait des mois qu’ils n’avaient pas vu le vieux fou. C’était donc ainsi qu’on le désignait là-bas ?
Elle ne le trouvait pas vieux. Lui non plus. Il ne se trouvait pas vieux. Il ne savait plus son âge. Elle demanda ce que c’était un fou. Elle ne le trouvait pas fou. Lui non plus. Ni fou, ni sage, bien où il était, comme il voulait. Elle l’appela Pafou et cela lui fut très doux.
Lorsqu’il déplaçait le piquet de la chèvre pour qu’elle trouve à se nourrir, il revenait souvent sur ce coin de pré finissant en chiendent sur le sable entre les rochers.
Cet endroit lui rappelait chaque fois son enfance. Non, certes, il n’était pas vieux, mais auprès elle, il avait presque oublié qu’il avait été un petit garçon insouciant. Oui, il avait passé là de longues heures comme il le faisait encore à regarder les vagues déferler et se briser sur les écueils. Là il avait couru les pieds dans le sable et le sel, criant au vent qu’il irait plus vite et plus loin que lui. Là il avait lutté contre d’autres garçons du village dans des jeux plus ou moins guerriers qui les laissaient rouges et déchirés à la merci de leurs mères grondantes, furieuses d’avoir à rapetasser à nouveau pour des galopins sans souci de leur travail. Là il avait pataugé, cherché sous l’eau ce que mangeaient les poissons, découvert un jour que l’eau pouvait le porter comme elle faisait de ces mêmes poissons. Comment il avait appris à nager, à plonger, il ne savait plus, il pensait avoir toujours su. Il était si à l’aise dans l’eau, après cette découverte, qu’il se prenait pour un poisson et jouait à rester le plus longtemps possible porté par les vagues, louvoyant avec sûreté entre les rochers aigus. Là où les autres sortaient couverts de bleus et d’écorchures, quand ce n’était pas pire, lui s’ébrouait, heureux et fier, sans la moindre éraflure.
Ses grandes capacités de plongeur l’avaient fait remarquer du patron de l’auberge, un homme puissant pour l’endroit, qui tirait de confortables revenus d’activités moins affichées que les bénéfices des chambres et repas offerts sous son enseigne. Cet homme était devenu puissant parce qu’il avait compris que les simples récoltes d’après tempêtes (et bien sûr, personne au village, lui pas plus que les autres, ne se vantait publiquement du rôle de naufrageur que tous ou presque assuraient à un moment ou un autre), que les simples récoltes, donc, représentaient une broutille par rapport à ce que la mer gardait pour elle. Il avait eu l’idée d’embaucher de jeunes garçons hardis et sachant nager. Il y en avait peu. Il les faisait plonger sous sa surveillance sans faille, se faisait donner ce qu’ils remontaient, les payant en fonction de la valeur estimée, par lui-même bien sûr, des objets repêchés.
Le plus vaillant et débrouillard de ces garçons hardis, c’était lui, fils d’une veuve, ne connaissant pas son père, lui, l’enfant de douze ans déjà contraint, comme tant d’autres, de gagner son pain. Il avait vite été choisi comme plongeur quotidien et n’avait plus craint la faim pour sa mère et lui. Il enrichissait son maître en fouillant les épaves récentes ou plus anciennes restées proches du rivage, accessibles car échouées en hauts fonds.
C’est au cours d’une de ces équipées, toujours sous surveillance de son patron âpre au gain, qu’un jour il avait trouvé, sous des rochers battus par les marées, un passage conduisant à une petite grotte abritée ayant, semblait-il, comme seul accès ce passage sous l’eau.
Il était remonté très tard, penaud, ne rapportant qu’une vague poterie sans grand intérêt, racontant qu’il s’était retrouvé coincé sous une caisse qui avait basculé quand il avait tenté de l’ouvrir. Il avait préféré garder pour lui sa découverte, bien décidé à y retourner quand il pourrait être seul. Il dut attendre presque une année que son maître tombât malade et dût s’aliter. Il ne rata pas cette si belle occasion.
Il plongea, enfin libre, comme lorsqu’il jouait au poisson, petit. Il explora sa grotte, se demandant d’où venait l’air, trouva vite un boyau dans la roche où le vent sifflait doucement comme atténué par bien des étranglements. Hardi, il l’était encore. Téméraire peut-être même. Il s’engagea sans réfléchir plus avant dans le boyau et progressa en se frottant aux aspérités qui le rassuraient comme si elles pouvaient le retenir en cas de chute. Il parvint à une deuxième grotte, mais éclairée faiblement, celle-ci, par une fissure latérale. Il explora l’endroit dans ses moindres recoins, ne le trouvant habité que de quelques insectes qu’il n’avait jamais rencontrés. Il se dit qu’à part ces derniers il était sans doute le premier à être entré jusque là. Il voulut savoir s’il devrait parcourir le chemin inverse dans le boyau pour ressortir par la mer ou si une route terrestre lui permettrait de regagner à pied sec la chaumière où il vivait avec sa mère. Il entreprit donc de grimper jusqu’à la fissure qui lui apportait la lueur du jour déjà bien avancé. Une anfractuosité à mi-hauteur de la paroi l’intrigua et sans monter plus haut il glissa son corps agile dans ce trou de terre et de pierres, creusé du temps des ancêtres par quelque rivière souterraine disparue depuis. Il savait que de tels évènements se produisaient parfois au cours des siècles. Les anciens du village racontaient des histoires pleines de choses plus étranges les unes que les autres, et si les garnements de son âge en riaient et se moquaient parfois, tout en frissonnant, lui pensait qu’il devait y avoir beaucoup de vrai dans ce qu’ils disaient.
Il ne lui fallut pas plus de quelques minutes avant de mettre le nez au soleil, derrière un énorme rocher, au milieu d’un buisson qui cachait le trou juste assez large pour le laisser s’extraire du boyau souterrain. Il s’orienta, reconnut le rocher, décida qu’il devenait seul occupant de ces grottes et de leurs entrées, qu’il y déposerait désormais la majeure partie de ses butins, que son patron le dépouillait du gain de ses efforts, comme il le faisait pour les autres petits plongeurs, et que, pour lui en tout cas, cela cessait à compter de ce jour. Bien lui en prit car il découvrit dès le lendemain une nouvelle épave, tout près de l’entrée sous-marine de ses grottes. Il engrangea « chez lui » l’essentiel de ses trouvailles, gardant de quoi contenter son maître lorsque celui-ci serait guéri, s’il guérissait. Il se vit peu à peu à la tête d’un vrai trésor, assurant, selon le mode de vie des habitants du village, sa subsistance et celle de sa mère pour de longues années encore.
Son maître ne se remit pas et mourut, la maîtresse femme qu’il avait comme épouse l’ayant soigné juste assez pour ne pas donner prise aux rumeurs. Elle restait patronne d’une auberge bien achalandée et ne se soucia pas de compléter son héritage en se mêlant d’utiliser les petits plongeurs comme le faisait son mari. Chacun devint libre de revendre son butin s’il trouvait acheteur. La compétition pouvait être dure.
Lui, désormais, plongeait par jeu, par curiosité, par goût d’enfant pauvre devant des richesses dont il pouvait se saisir et qu’il pouvait garder même s’il n’en avait plus vraiment besoin. Il ne faisait de troc ou de vente qu’à sa suffisance. Sans plus.
Lorsque sa mère mourut à son tour, il cessa de plonger, sa curiosité à l’égard des épaves amplement rassasiée. Son goût pour le spectacle de la mer, lui, demeura intact, il passa de longues journées à contempler les vagues en laissant flotter ses pensées. Peu à peu il n’entretint plus leur chaumière, fit descendre comme il put dans son antre les deux chaises, les ustensiles, les quelques vêtements lui appartenant et ceux venant de sa mère, avec deux ou trois paires de draps, torchons, serviettes, toute leur richesse, abandonna la table et le buffet qui auraient demandé un élargissement du trou et du passage préjudiciable à la discrétion qu’il voulait maintenir. Il se mit à occuper en toutes saisons ses deux cavernes, fraîches l’été, tempérées l’hiver. Il s’offrait même un peu de feu pour cuire parfois ce qu’il pêchait ou braconnait, ou juste pour se chauffer les doigts ou le dos quand le vent jouait au blizzard. On ne le voyait plus guère en société, il ne paraissait plus jamais aux fêtes, on le traitait de solitaire et personne n’en faisait grand cas, chacun sachant dans les villages que l’on peut devenir étrange après la mort d’un proche, que c’est ainsi, qu’on n’y peut rien, que cela n’a guère d’importance.
De jeune garçon puis jeune homme qu’il avait été, il devint homme, bientôt homme sans âge, tant les quelques achats qu’il faisait bien rarement ne laissaient rien savoir de sa vie. Il ne s’en préoccupait pas, se trouvant heureux dans sa liberté de dormir ou veiller comme bon lui semblait, poursuivant presque par atavisme ses récoltes sur les rochers et les plages. Il avait peu de besoins, engrangeait le surplus, vivant dans l’instant, indifférent au souci de l’avenir qu’il avait perçu chez sa mère et chez nombre d’autres, jeunes et vieux.
Et voilà qu’il se retrouvait avec fichée au cœur cette appréhension de l’avenir, non pour lui, mais pour ce trésor inestimable que la mer lui avait confié sur un regard, et qu’il s’était engagé, sur un regard aussi, à soigner, à préserver, à faire vivre au mieux de ce qu’il pouvait imaginer.
Il se demandait pourtant s’il faisait tout ce qu’il devait. L’enfant n’avait d’existence et de nom que pour lui. Aucun registre, de baptême ou autre, ne gardait trace de son arrivée dans sa vie à lui, de sa présence secrète au village. Car enfin il n’était pas assez naïf pour croire un instant qu’on ne lui aurait pas arraché l’enfant si l’on avait connu son existence. On lui aurait dénié la capacité à s’occuper d’un enfançon, fille qui plus est. Et pourtant, qui de plus libre que lui ? Qui de plus disponible pour veiller sur les premiers pas, pour enchanter les premières promenades, les premiers jeux, les soirées près d’un feu rosissant les joues et attisant l’éclat des regards, les nuits quiètes dans leur refuge quand les vents de tempête arrachaient ailleurs les volets et fracassaient les cheminées ? Qu’auraient de mieux que lui les commères du village ? Elles auraient appris à la petite fille à tenir dès que possible son rôle de femme et de mère, chargé de tâches, de peines et de fatigues sans fin, elles l’auraient privée de courir sur la lande, pour mieux la protéger, auraient-elles prétendu…
Lui voulait lui offrir la liberté, le droit de courir sans contrainte d’un rocher à l’autre, de rêver devant l’horizon clair ou l’horizon plombé, de saisir à pleins bras le vent fuyant, de rire ou de pleurer, les joues fouettées d’embruns, il voulait lui offrir ce qu’il aimait le plus, mais soudain il doutait. Comment savoir si c’était aussi ce qu’elle aimait, ce qu’elle aimerait dans quelques années ? Ce qu’elle aimait pour le moment, il en était sûr, c’était les promenades qu’ils faisaient ensemble, elle blottie contre lui, sous le grand manteau protecteur, sa petite personne pesant peu à ses bras forts. Ce qu’elle aimait, c’était ce qu’il lui offrait chaque jour au retour des brèves promenades qu’il faisait seul aux abords du village pour qu’on ne le croit pas disparu, que l’on ne cherche pas sur son terrain l’entrée de l’habitat hypothétique qu’on voulait bien lui supposer ! Il déposait alors devant elle, sa reine, sa princesse gazouillante, une plume, un caillou, une fleur, une poignée d’arbouses, un scarabée, un poisson aux mille miroirs d’écailles, une branche d’arbre tordue en animal, il parlait et désignait les choses, elle tendait sa main menue et tentait de répéter ses mots.
Il était sûr que le bonheur était aussi pour elle, à se sourire ainsi, à se suffire ainsi. Mais il n’était pas sûr qu’ainsi cela puisse durer. Il était même certain que cela changerait, qu’un jour elle voudrait voir le monde au delà de leurs promenades, parler à d’autres qu’à lui, apprendre ce qu’il ne savait pas, le quitter peut-être, oui, bien sûr, le quitter. Il le faudrait, elle le voudrait, il ne voulait pas y penser. Pas encore. Plus tard, beaucoup plus tard. Dans une éternité. Elle n’avait pas encore la solidité pour marcher et courir. Il la portait le plus souvent. Elle se déplaçait en roulant, en rampant quand il la posait à terre. Et elle riait. Oh, ce rire, mieux que tous les discours, que toutes les caresses…
Mais où donc divaguaient ses pensées ? Qu’il était loin le temps où elle ne marchait pas… Elle courait et sautait comme un chevreau maintenant !
Elle avait au cours de leurs promenades solitaires, derrière leurs quatre chèvres, aperçu des enfants. Elle avait posé toutes sortes de questions. Il avait bien fallu répondre. Ils avaient des pères, des mères, parfois des grands-parents, ces enfants-là. Elle, elle lui était venue tout autrement qu’eux pour leurs parents. C’était une merveilleuse histoire. Mais on ne pourrait jamais savoir ce qu’il y avait eu avant, pour elle, si peu de temps, car elle était si petite quand leurs regards s’étaient croisés pour la première fois…
Elle exprima un jour le désir d’habiter une maison, comme il lui avait dit que faisaient les autres enfants. Il fut dans un grand embarras, lui raconta la chaumière, sa mère, l’abandon des murs, de la table et du buffet, pour s’installer dans ce qu’il appelait maintenant son antre de liberté, son palais sans entraves…
Un soir au crépuscule, ils allèrent jusqu’à l’endroit où s’élevaient autrefois les quatre murs de sa chaumière. Trois étaient encore debout, le quatrième, couché dans la cour envahie de lierre, laissait voir sous une couche de fientes d’oiseaux des restes de chaume, suspendus aux chevrons emmêlés et recouvrant un buffet ouvert et une table renversée, gris de vent et de pluie, mais toujours là, comme pour témoigner de la véracité de tout ce qu’il racontait à l’enfant.
Elle demanda d’un petit ton triste à emporter un bol resté sur la pierre d’évier. Ils le lavèrent dès leur retour au gîte dans le creux de rocher qui leur gardait l’eau tiède, changée à chaque marée, et ce fut son bol. Elle y but le lait de la chèvre qu’il trayait maintenant pour elle, et pour lui, s’il y avait un surplus. Ils faisaient parfois du fromage, si le temps était à l’orage et que le lait tournait. Il lui fallait son bol pour manger le fromage. Elle y transvasait ses réserves d’écureuil, les noix et les noisettes qu’il lui cassait entre deux pierres. Elle se pourvut d’une grand-mère imaginaire… Il sentit qu’elle choisissait ses chemins…
Il ne voulait pas qu’on la lui prît. Mais si elle souhaitait un jour s’en aller, alors, il ne ferait rien pour s’y opposer. Il lui avait trop vanté la liberté, celle qu’il avait voulu pour lui, et toujours voulu pour elle, malgré la douleur de savoir qu’il la perdrait.
Elle ne cherchait pas comme lui à fuir les rencontres. Elle voulait même, en grandissant, les susciter. Il dut en passer par là. Accepter d’aller plus souvent au village, se montrer avec elle, accepter qu’on la voie. Quand on lui demandait qui était la mère, il répondait qu’elle n’avait plus de mère, depuis longtemps. Il se taisait ensuite, et personne n’insistait.
Il lisait encore pour elle, de longs moments. Mais elle avait pris goût à lui faire raconter sa vie d’avant, elle voulait des explications à toutes choses. Il peinait parfois à les lui donner. Il dut, à sa prière, lui apprendre à nager, à plonger, elle avait peut-être alors déjà cinq ans, six ans ? Elle apprit vite et joua comme lui, enfant. Elle acquit une belle sûreté d’évolution dans les récifs et s’amusa à rapporter parfois une trouvaille, un butin. Elle était fière d’aller sur ses traces d’enfant, même si lui, flatté de cette admiration, avait peur de cette hardiesse chez elle. Il lui apprenait à lire et à écrire, elle avançait vite et bien, mais cela ne lui suffisait pas. Elle s’était mis en tête de monter sur un bateau. Cela lui semblait la suite normale de ses apprentissages.
Retourner à la chaumière, tenter de la réparer, apprendre à vivre comme ceux du village semblait l’intéresser vivement. Ils y retournèrent un matin, au grand jour, et commencèrent à déblayer les débris de chaume et de bois, arracher le lierre. Ils remirent la table sur ses pieds, voulurent fermer le buffet dont les portes avaient gonflé. Un papier tomba de derrière un tiroir. Elle s’en saisit. C’était une enveloppe gondolée d’humidité sur laquelle on lisait nettement « A mon fils ». Inquiet, il la glissa dans sa poche mais elle insista pour qu’il lise tout de suite. Elle s’assit sur la table et attendit. Là, dans cette chaumière à demi écroulée de son enfance, adossé au buffet gardien de la lettre, il ouvrit l’enveloppe, déplia les feuillets et lut :
Mon fils,
Je te fais écrire cette lettre par le seul qui puisse le faire ici, celui qui t’a appris la lecture et l’écriture. J’espère que tu n’auras pas oublié et que tu sauras lire tout cela. Ce sont des réponses aux questions que tu ne m’as jamais posées. Je voulais, avant de mourir, te dire ce qu’il en était de ton père. Comme c’est long, c’est plus facile de le faire ainsi. Tu as toujours cru que j’étais veuve. Je te disais cela car c’était la vie que j’avais. Mais je n’ai jamais eu connaissance de la mort de ton père. J’espérais, en y croyant de moins en moins au fur et à mesure que les mois et les années passaient, qu’un jour il reviendrait et s’occuperait de toi, t’aiderait à devenir un homme. Il n’est pas revenu et je meurs, avant que tu sois un homme.
Il était marin. Je ne sais si sur la mer il faisait ce que font ici tous ceux du village, piller les bateaux qui se brisent. J’aurais voulu que tu puisses échapper à cette forme de subsistance. Mais je ne pouvais pas te préparer à mieux, ne sachant moi-même que cultiver un peu et tenir ma maison. Tu aurais pu aider à l’auberge, mais le patron t’a embauché pour nager et plonger, ce que tu savais si bien faire. Tu nous as ainsi procuré des années sans souci. Je t’en remercie, mon fils.
Ton père, lui aussi, savait nager et plonger. Ce n’est pas si courant, ici. Il est parti peu après ta naissance sur un grand voilier, beaucoup plus grand que celui sur lequel notre cousin est matelot. Il avait un rêve : aller vers les pays lointains, vers des îles où dans la mer chaude les huîtres font des perles énormes. Il voulait faire fortune en pêchant ces perles. Voilà. C’était son rêve. Il disait qu’il m’en donnerait une et vendrait les autres aux princes pour que nous puissions vivre sans souci, t’élever, toi, et les frères qui te seraient sans doute venus à son retour.
Personne ne m’a jamais apporté de ses nouvelles. Je n’ai, jusqu’à cette lettre, parlé de cela à quiconque, pour éviter les moqueries des voisins et pour ne pas te donner envie de partir toi aussi. Chercher la fortune, tu sembles le savoir, n’est pas forcément ce qui rend heureux. Et rêver sur place paraît te contenter. Partir à l’aventure est peut-être une envie si forte que rien ne peut aller contre, ni femme ni enfant. Je me suis beaucoup demandé si c’était pour lui un songe devenant réel, lui permettant de croire et de faire croire qu’il était responsable de sa famille, qu’il agissait au mieux. Il n’y a pas de réponse à cela. C’est difficile de ne pas savoir si le père de l’enfant qu’on élève est vivant ou mort, vois-tu, et cela m’a souvent rendue bien triste.
Ma lettre est longue, je remercie celui qui l’écrit, remercie-le toi aussi. Je te parle là plus que je ne l’ai jamais fait, parce que j’ai de l’aide et qu’après il sera trop tard.
Je te souhaite une bonne vie, honnête, heureuse, et j’espère que si tu te trouves une femme, que je ne connaîtrai pas, tu ne la laisseras pas pour un mirage.
Ta mère, qui a fait ce qu’elle a pu, et qui t’aime,
Louise.
Ils laissèrent le silence flotter entre eux, manquant de recul pour absorber tout ce que disait cette lettre.
Ce fut elle qui rompit ce silence, timidement, à voix basse. Elle avoua qu’elle avait guetté, elle aussi, dissimulée par le rocher bleu, l’homme qui s’approchait certains matins, certains soirs, en bateau. Elle ne comprenait pas quel langage s’échangeait là, ni pourquoi ils se cachaient d’elle. Il hésita, puis expliqua. Il s’agissait d’un cousin fils du cousin matelot de la lettre. Ce cousin faisait toutes sortes de commerces. Il lui rendait bien service. Il suffisait de placer, aux bonnes marées, dans la cachette qu’ils connaissaient tous deux, dans une minuscule crique abritée, une part de ses récoltes, le cousin convertissait cela en pièces d’or facilement échangeables et transportables. C’est ainsi, en vidant peu à peu ses coffres de ce qu’il repêchait depuis ses jeunes années, qu’il constituait pour elle, pour quand elle serait grande, un trésor qu’elle utiliserait comme elle l’entendrait. Le cousin y trouvait son compte. Quant à lui, à quoi lui servaient les richesses accumulées depuis l’enfance dans les deux grottes, et si peu dépensées, si ce n’est à la vêtir chaudement et à se procurer ce qu’il ne pouvait fabriquer ?
Voilà, ils vivaient comme des pauvres, avec l’infinie richesse d’être libres. Mais si plus tard elle voulait vivre autrement, même comme une dame, elle le pourrait. Elle savait maintenant. Mais elle ne devait pas en parler. C’était un secret entre eux deux et le cousin. Il ne fallait pas susciter l’envie et la curiosité. C’était aussi un danger de posséder une fortune.
Elle demanda s’il pourrait tout laisser, ici, pour partir avec elle sur un bateau. Il ne sut que répondre. Tout laisser pour partir avec elle ? Oui, il pouvait. Elle seule comptait pour lui. Mais sur un bateau… Il ne connaissait rien à la mer, en dehors du rivage. C’étaient des choses à apprendre très jeune, et même ainsi, il y avait de grands périls… Et puis elle était encore petiote malgré ses mollets durs, à peine plus haute que les cornes de la chèvre…
On pouvait continuer à grandir sur un bateau, sans doute… Ne le pensait-il pas ? Il pouvait demander au cousin de les emmener ?
Mais pourquoi voulait-elle soudain s’embarquer comme cela ? Était-ce si urgent ?
Oui. Pour la fortune, elle le remerciait. Mais il disait que la liberté était le plus important, elle croyait que peut-être son père avait pensé cela aussi. Elle ne savait pas comment c’était, là-bas, où il était allé. Elle voulait aller pêcher des perles. Pas pour la fortune, puisqu’ils étaient déjà riches et que ce n’était pas important. Mais pour la liberté. Elle voulait pêcher des perles de liberté, dans des mers chaudes, avec des gens différents de ceux du village, et puis aller encore ailleurs, après, et revenir ici, s’ils le voulaient, seulement s’ils le voulaient. Pafou, c’est cela, la liberté ? Partir demain pêcher des perles ? Est-ce que la liberté ça fait grandir ?
A la première bonne marée, on rencontra secrètement le cousin. Il s’engageait à les faire accepter sur un navire sérieux et solide, avec un capitaine courageux qui saurait les conduire à bon port, si la mer était clémente. Il en connaissait un, avec qui il était en relations régulières pour son commerce, qui devait partir pour cette traversée à la prochaine lune. Il était quasi certain que la réponse serait positive. On lui vendit le reste des cueillettes d’après tempêtes, anciennes et récentes.
En attendant la bonne lune, tous deux s’occupèrent de confier les chèvres comme s’ils s’absentaient pour quelques jours. Ensuite il partagea leur trésor en deux, cacha soigneusement, avec elle, une moitié qu’elle pourrait retrouver si elle voulait revenir. Il fit trois parts inégales de la seconde moitié. La plus faible pourvoirait amplement à la traversée, les deux autres, cachées sur eux et dans leur petit bagage, leur assureraient de quoi vivre les premiers temps, là où elle voulait aller.
Trois semaines plus tard, le cousin revint, les prit à son bord pour les conduire au grand navire ancré au large dans l’attente des meilleures conditions de départ.
Deux jours passèrent encore.
Une aube rose envahissait le ciel, où la bonne face blanche de la lune leur souriait, lorsqu’ils levèrent l’ancre et que le navire déployant sa voilure les emporta pêcher les perles de liberté.